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le Monde
Eric Fassin : « L’appropriation culturelle, c’est lorsqu’un emprunt entre les cultures s’inscrit dans un contexte de domination »
Article mis en ligne le 27 août 2018
dernière modification le 26 août 2018

Dans un entretien au « Monde », le sociologue Eric Fassin revient sur ce concept né dans les années 1990, au cœur de nombre de polémiques récentes.

Des internautes se sont empoignés sur ces deux mots tout l’été : « appropriation culturelle ». Le concept, né bien avant Twitter, connaît un regain de popularité. Dernièrement, il a été utilisé pour décrire aussi bien le look berbère de Madonna lors des MTV Video Music Awards, la dernière recette de riz jamaïcain du très médiatique chef anglais Jamie Oliver, ou l’absence de comédien autochtone dans la dernière pièce du dramaturge québécois Robert Lepage, Kanata, portant justement sur « l’histoire du Canada à travers le prisme des rapports entre Blancs et Autochtones ».

Qu’ont en commun ces trois exemples ? Retour sur la définition et sur l’histoire de l’« appropriation culturelle » avec Eric Fassin, sociologue au laboratoire d’études de genre et de sexualité de l’université Paris-VIII et coauteur de l’ouvrage De la question sociale à la question raciale ? (La Découverte). (...)

D’où vient le concept d’« appropriation culturelle » ?

Eric Fassin : L’expression apparaît d’abord en anglais, à la fin du XXe siècle, dans le domaine artistique, pour parler de « colonialisme culturel ». Au début des années 1990, la critique bell hooks, figure importante du Black feminism, développe par exemple ce concept, qu’elle résume d’une métaphore : « manger l’Autre. » C’est une approche intersectionnelle, qui articule les dimensions raciale et sexuelle interprétées dans le cadre d’une exploitation capitaliste.

UN REGARD « EXOTISANT »

Cette notion est aussi au cœur de la controverse autour de Paris Is Burning, un film documentaire de 1990 sur la culture des bals travestis à New York. Une autre critique noire, Coco Fusco, reprochait à la réalisatrice Jennie Livingston, une lesbienne blanche, son regard « exotisant » sur ces minorités sexuelles et raciales. Pour elle, il s’agissait d’une forme d’appropriation symbolique mais aussi matérielle, puisque les sujets du film se sont sentis floués, dépossédés de leur image.(...)

Il s’agit de récupération quand la circulation s’inscrit dans un contexte de domination auquel on s’aveugle. (...)

si l’appropriation culturelle est souvent au cœur de polémiques, c’est que l’outil conceptuel est inséparablement une arme militante. Ces batailles peuvent donc se livrer sur les réseaux sociaux : l’enjeu a beau être symbolique, il n’est pas réservé aux figures intellectuelles. Beaucoup se transforment en critiques culturels en reprenant à leur compte l’expression « appropriation culturelle ».(...)

En France, on dénonce volontiers le communautarisme… des « autres » : le terme est curieusement réservé aux minorités, comme si le repli sur soi ne pouvait pas concerner la majorité ! C’est nier l’importance des rapports de domination qui sont à l’origine de ce clivage : on parle de culture, en oubliant qu’il s’agit aussi de pouvoir. Et c’est particulièrement vrai, justement, dans le domaine culturel.

Songeons aux polémiques sur l’incarnation des minorités au théâtre : faut-il être arabe ou noir pour jouer les Noirs et les Arabes, comme l’exigeait déjà Bernard-Marie Koltès, en opposition à Patrice Chéreau ? Un artiste blanc peut-il donner en spectacle les corps noirs victimes de racisme, comme dans l’affaire « Exhibit B » ? La réponse même est un enjeu de pouvoir.

ON PARLE DE CULTURE, EN OUBLIANT QU’IL S’AGIT AUSSI DE POUVOIR

En tout cas, l’esthétique n’est pas extérieure à la politique. (...)

la juriste rom Anina Ciuciu l’affirme avec force : être parlé, représenté par d’autres ne suffit pas ; il est temps, proclame cette militante, de « nous représenter ». Ce n’est d’ailleurs pas si difficile à comprendre : que dirait-on si les seules représentations de la société française nous venaient d’Hollywood ?