
À l’occasion des 80 ans du CNRS, le 26 novembre 2019, le président de la République affirmait que notre système de recherche est « mou, peu différenciant », qu’il fallait assumer « une politique d’évaluation qui ait des conséquences : on n’a pas de moyens pour une avancée homothétique pour tout le monde ». Le même jour, le PDG du CNRS souhaitait que la future loi pluriannuelle de programmation de la recherche (LPPR), qui doit entrer en vigueur en 2021, soit « ambitieuse, inégalitaire – oui, inégalitaire, (…) vertueuse et darwinienne ». Ces appels à l’inégalité auxquels la communauté scientifique s’est largement opposée s’inscrivent dans le contexte de la transformation des systèmes d’enseignement et de recherche français et étranger par la mise en place de politiques issues du new public management.
En France, ce pilotage passe notamment par la « politique de site ». La notion de « site » s’y diffuse depuis la fin des années 1990, jusqu’à s’imposer avec la création de PRES (pôles de recherche et d’enseignement supérieur) en 2006 puis de COMUE (communauté d’universités et d’établissements) en 2013, qui regroupent des universités, grandes écoles et auxquels participent les organismes de recherche nationaux, comme le CNRS. Les fusions et redécoupages d’universités continuent aujourd’hui avec les « établissements expérimentaux » dérogatoires au Code de l’éducation, tandis que les COMUE qui avaient eu le moins de succès dans les appels d’offres sont dissoutes. Il s’agit toujours de concentrer les moyens : les établissements « proches » géographiquement sont incités à s’associer, certains financements étant réservés à ces regroupements, mis en concurrence pour les obtenir. Tout cela vise à « faire émerger sur le territoire français 5 à 10 pôles pluridisciplinaires d’excellence de rang mondial » – référence au classement de Shanghai des universités, publié depuis 2003.
La hiérarchie, déjà historiquement plus forte en France que dans d’autres pays, est donc renforcée entre d’une part des universités de recherche, d’autre part des universités de masse. (...)
Or différentes recherches empiriques sur l’enseignement supérieur et la recherche, trop peu connues des non spécialistes, permettent de remettre en cause les hypothèses qui fondent ces politiques présentées comme inéluctables. Elles réfutent l’idée du big is beautiful, selon laquelle il faudrait concentrer les financements sur quelques sites ; elles soulignent la diversité des profils d’activité des personnels, loin de se réduire à l’alternative « bon chercheur » vs. « moins bon chercheur qui devrait enseigner plus » ; et elles montrent l’intérêt, dans la perspective de l’enseignement, de maintenir dans toutes les universités une présence de la recherche.
Au CNRS, une même volonté est affichée en 2015 (...)
On présente souvent comme inéluctable l’abandon (ou simplement la non revendication) d’un maillage territorial des unités de recherche au profit de la concentration dans quelques « grands centres ». Concentrer les moyens financiers serait le seul moyen d’obtenir de l’excellence, ou même de la qualité en matière de recherche. Des travaux empiriques permettent toutefois de remettre en cause ce présupposé. (...)
Si la science est bien géographiquement concentrée, la tendance actuelle dans le monde est dans l’ensemble à la déconcentration : on assiste à une diversification des espaces de savoir, et ce quelle que soit l’échelle. L’idée selon laquelle les activités s’internationaliseraient au détriment de collaborations nationales est aussi battue en brèche. Pourtant, personne n’attribue à ces tendances – qui montrent que les politiques de concentration ne sont pas universelles, ou pas efficaces – une baisse de la qualité de la recherche.
Concernant les effets de la concentration des financements de la recherche, on peut là aussi balayer certaines idées reçues. Une étude québécoise a ainsi mesuré la relation entre les financements versés à plus de 12 000 chercheur·ses de toutes les disciplines entre 1998 en 2012 et leur nombre de publications et de citations, selon le Web of Science. L’efficacité de la concentration des fonds au profit d’une « élite » est ainsi remise en cause. La plupart des chercheurs·ses fortement doté·es ne se distinguent pas spécialement sur les indicateurs de publications et citations, qui distinguent en revanche des chercheur·ses titulaires dont les moyens sont seulement décents. En conséquence, les auteur·es suggèrent de donner plus de petits financements à davantage de chercheur·ses. Une recherche plus fertile, en somme, avec davantage d’égalité dans la distribution des fonds. (...)
De la même manière, une étude sur les nanotechnologies et la génétique en Europe et aux États-Unis plaide pour des rééquilibrages. (...)
Ce n’est pas seulement la taille des équipes qui compte, tant pour la recherche que pour l’enseignement supérieur, mais aussi leur composition. Les politiques scientifiques devraient mieux prendre en compte cette structure de production très particulière du système scientifique : des biens très variés produits par des personnels qui le sont tout autant. (...)
Revaloriser le lien enseignement-recherche (...)
Le maintien de nombreuses équipes de taille raisonnable, faisant place à une diversité de profils, est ainsi un enjeu pour la production scientifique. Mais la concentration de la recherche sur quelques sites risque aussi d’avoir des conséquences plus larges. Du point de vue des relations avec l’industrie, des travaux montrent l’importance d’une proximité géographique pour les contrats de recherche. Surtout, c’est le niveau de connaissances des populations qui risque de s’affaiblir si elles se trouvent et se sentent trop éloignées de la recherche. (...)