Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
orient XXI
Enquête sur les réseaux d’influence israéliens à Bruxelles
Article mis en ligne le 31 janvier 2019

Tout le monde le sait, les réseaux pro-israéliens jouent un rôle actif sur la scène politique américaine. Moins connue en revanche est leur influence à Bruxelles, siège des institutions européennes. Avec l’appui de leurs homologues d’outre-Atlantique et le soutien de Tel-Aviv, ils consolident le statut sans équivalent d’Israël auprès d’une Union européenne qui refuse toute mesure contre la poursuite de la colonisation et les innombrables violations des droits humains dans les territoires palestiniens occupés.

« Au regard des violations des droits humains, le lobby israélien bénéficie d’un net traitement de faveur par rapport à d’autres représentations d’intérêts étatiques, explique une source au Parlement européen. « Lorsque la Russie a placé des députés européens sur une liste noire d’interdictions d’entrée sur son territoire national, le président du Parlement européen Martin Schultz a immédiatement limité l’accès des diplomates russes à l’institution. Israël, de son côté, n’hésite pas à blacklister les eurodéputés qui défendent les droits des Palestiniens et, à de rares exceptions près, interdit aux membres du Parlement européen l’accès à la bande de Gaza depuis 2011, sans que cela ne suscite la moindre contre-mesure de notre côté ! », poursuit notre contact.

En janvier 2016, le successeur de Schultz, Antonio Tajani, interdisait une conférence à laquelle était convié un ministre syrien dans le contexte d’accusations d’usage d’armes chimiques par le régime de Bachar Al-Assad. Il n’a vu toutefois aucune objection à ce que le député israélien Avi Dichter, maître d’œuvre de la répression de la seconde Intifada, soit invité avec les honneurs à s’exprimer en commission des affaires étrangères en septembre 2018.

Si l’influence des groupes d’intérêt visant à préserver le soutien dont jouit Tel-Aviv auprès des États-Unis est de notoriété publique, moins connue est l’activité de ces réseaux sur le Vieux Continent. (...)

Première partenaire commerciale, l’UE a progressivement octroyé à Israël un statut d’allié privilégié dans des domaines cruciaux tels que la recherche scientifique, l’innovation ou le renseignement.

Le lobby israélien a connu sa première implantation substantielle en Europe dans la foulée de la seconde Intifada qui éclate en septembre 2001. (...)

Le lobby a pu compter sur le soutien du grand frère états-unien. Certaines de ses composantes en sont l’émanation directe, comme le Transatlantic Institute, créé par l’American Jewish Committee, ou le B’nai B’rith Europe. D’autres structures, sans avoir de liens organiques avec les bureaux de Washington, s’inspirent de leurs méthodes (...)

Outre le rôle de courroie de transmission des positions gouvernementales, certaines sont assignées à une mission spécifique. Ainsi de NGO Monitor, créée en 2002, passée maîtresse dans l’art de discréditer, souvent de façon mensongère, les organisations de droits humains israéliennes et palestiniennes auprès des bailleurs de fonds occidentaux.

UN LOBBY CAMÉLÉON
En raison de règles de transparence des lobbies nettement plus souples dans l’UE qu’aux États-Unis, il est difficile d’identifier précisément les sources de leur financement.

L’analyse des déclarations fiscales des organismes de charité a toutefois permis d’établir que leurs principales ressources proviennent de philanthropes résidant outre-Atlantique, proche des droites américaine et israélienne — parmi lesquels Sheldon Adelson, promoteur immobilier proche du président Donald Trump2. Ils bénéficient également du soutien des services diplomatiques israéliens.

Une part substantielle des composantes de ce lobby a pour particularité de conjuguer soutien indéfectible à la politique israélienne et défense, parfois authentique, des intérêts des communautés juives d’Europe. Leur représentativité est pourtant loin d’être évidente. (...)

L’influence exercée sur la Commission européenne, qui dispose du monopole de l’initiative législative, met en œuvre les décisions européennes et gère l’assistance financière aux pays tiers et les programmes de coopération, revêt un intérêt fondamental. (...)

LES DROITES EXTRÊMES COURTISÉES
Le lobby a également cultivé de puissants relais au Parlement européen. Ils proviennent essentiellement des groupes des conservateurs et réformistes européens (European Conservatives and Reformists Group, ECR) et du Parti populaire européen (PPE). Le courant sioniste chrétien, qui perçoit la réussite de l’« État juif » comme l’accomplissement d’une prophétie biblique compte aussi des partisans au Parlement européen, bien qu’en moindre proportion qu’aux États-Unis. Ils sont rassemblés dans l’European Coalition for Israel (ECI). Comme l’essentiel des autres organisations du lobby, celle-ci ne se contente pas de promouvoir les liens avec Israël, mais soutient également avec ferveur les positions maximalistes de son gouvernement, dont elle appelle notamment à reconnaître la souveraineté sur l’ensemble de Jérusalem.

Israël peut enfin compter sur ceux qui voient en lui le bastion avancé de l’Occident contre l’islam. Ils se recrutent dans les rangs conservateurs, mais aussi dans les droites radicales ou extrêmes avec lesquelles Israël a entamé un rapprochement, malgré le rapport trouble que certaines entretiennent avec l’antisémitisme. (...)

LES CHARMES DISCRETS DE LA « START-UP NATION »
L’efficacité du lobby ne peut s’expliquer uniquement par la complaisance européenne. « Une partie de l’establishment européen et des États membres voit d’un bon œil le rapprochement avec Israël et ne considère pas que la question des droits humains soit un motif valable pour le différer », analyse David Cronin. Si l’opinion publique européenne perçoit toujours négativement l’influence d’Israël dans le monde, une partie du patronat est séduite par les opportunités d’affaires de la « start-up nation ». (...)

mportant débouché pour les armes européennes, Israël est également devenu un fournisseur de technologie militaire de pointe auprès des pays européens, notamment de drones armés dont certains ont été expérimentés à Gaza.

Les groupes de pression l’ont bien compris, et exploitent les contradictions entre les intérêts de l’élite européenne et son attachement proclamé au droit. (...)

L’UE ou ses États membres n’ont toutefois jamais réussi à faire rendre des comptes à Israël pour les démolitions par son armée des projets financés par l’aide internationale en Palestine. Elle en a pourtant non seulement les moyens, mais l’obligation : le 18 mars 2017, le service juridique de la Commission émettait un avis sur le sujet. Rappelant le caractère illégal de ces destructions ainsi que les injonctions pesant sur la communauté internationale pour empêcher celles-ci7, la note confidentielle que nous avons pu consulter liste une série de contre-mesures envisageables, allant de la demande de compensation financière à la « suspension entière ou partielle des accords internationaux avec Israël ». Fidèle à sa politique consistant à ne jamais dépasser le stade des condamnations verbales, la Commission ignorera les conclusions du document. (...)

L’ARME FATALE DE L’ACCUSATION D’ANTISÉMITISME
Le lobby israélien est par ailleurs devenu le fer de lance de la croisade du gouvernement israélien contre ce qu’il nomme les « réseaux de la délégitimation ». En ligne de mire, la campagne internationale Boycott, désinvestissement, sanction (BDS) dirigée contre Israël tant qu’il ne se conformera pas à ses obligations internationales vis-à-vis du peuple palestinien. Cette initiative issue de la société civile palestinienne est désormais érigée au rang de « menace stratégique », moins pour son impact économique qu’en raison de ses répercussions sur l’image du pays. Le 31 décembre 2017, le gouvernement créait un fonds de 72 millions de dollars (63 millions d’euros), partiellement financé par des dons privés, en vue de soutenir la lutte contre le boycott à l’étranger.

Ne se satisfaisant pas de la position officielle de l’UE, opposée à la campagne BDS mais attachée à la liberté d’expression, le lobby s’échine à la criminaliser. Sur un continent encore marqué par la mémoire du judéocide, l’accusation d’antisémitisme s’est révélée d’une efficacité redoutable. Depuis 2016, il cherche à faire adopter la « définition de travail » de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’holocauste (International Holocaust Remembrance Alliance, IHRA), qui repose sur des exemples, amalgamant la critique d’Israël au racisme antijuif. Au Royaume-Uni et dans certains États américains où de telles définitions ont déjà fait l’objet d’une loi, des dizaines d’événements de solidarité avec la Palestine ont été annulées en raison de leur référence au boycott. (...)

En novembre 2018, à l’occasion d’une conférence à Bruxelles sur BDS, l’EJA et l’EIPA ont annoncé qu’ils interpelleraient l’ensemble des partis politiques européens pour les inviter à « rejeter les activités de boycott comme fondamentalement antisémites ». L’initiative ne fait toutefois pas l’unanimité dans la communauté juive. (...)

RETOUR DE BÂTON ?
L’efficacité des relais étrangers du gouvernement de Benyamin Nétanyahou à assurer le soutien états-unien et la passivité européenne pourraient-elles se retourner contre lui ? Sûr de son impunité, ce dernier avance désormais à visage découvert, en relançant la colonisation, en renforçant la nature ethnique de l’État et en consolidant ses alliances avec les régimes illibéraux, ce qui écorne encore davantage l’image d’Israël, y compris parmi les communautés juives.

L’approfondissement du fossé qui le sépare de l’opinion publique européenne pourrait à l’avenir compliquer le travail du lobby. En février 2017, le directeur de l’EIPA s’était ému du vote par le parlement israélien d’un projet de loi permettant la légalisation a posteriori du vol de terres aux Palestiniens. « Lorsque de telles choses se produisent, cela annule une grande partie de notre bon travail visant à présenter Israël sous son meilleur jour dans les institutions de l’UE », explique-t-il sur son blog.

Comme aux États-Unis, le lobby israélien en Europe se trouve ainsi dans la situation paradoxale de n’avoir jamais été tout à la fois aussi influent auprès des élites et déconnecté de la société civile. Une sorte de miroir inversé du mouvement de solidarité avec les Palestiniens, dont le succès des initiatives de terrain tranche avec son extrême difficulté à convaincre les dirigeants de privilégier le droit à la realpolitik.