
Il faut lire le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG). Il faut le lire non pas tant pour en découvrir les dispositions puisque celles-ci ont déjà fait l’objet d’abondantes présentations, mais pour être frappé par sa langue.
Terrible novlangue où les grands principes des considérants, supposés apporter à un texte le souffle d’une vision historique, ne sont plus qu’une écœurante bouillie, où l’idéologie à peine travestie et présentée comme force d’évidence – « les parties contractantes tenant compte du fait de la nécessité de maintenir des finances publiques saines et soutenables » (le fait de la nécessité dont nous sommes bien obligés de tenir compte…) – le dispute au contentement répugnant – « se félicitant des propositions législatives formulées le 23 novembre 2011 » –, à l’imposition sans fard – « rappelant la nécessité d’inciter et au besoin de contraindre les Etats membres en déficit excessif » –, ou au mensonge pur et simple, presque rigolard – « désireuses de favoriser les conditions d’une croissance économique » –, il faut lire ce texte, donc, pour se faire une idée assez exacte d’où en est la politique en Europe et de ce qu’elle n’hésite pas à faire prétendument en notre nom. (...)
Il faut le lire aussi pour y trouver quelques perles encore mal aperçues comme ces délicieux articles 7 et 8, le premier forçant les « parties contractantes » au soutien obligatoire de la Commission quand elle met un pays à l’index et lui impose la purge (« les parties contractantes s’engagent à appuyer les propositions ou recommandations soumises par la Commission européenne lorsque celle-ci estime qu’un Etat membre de l’Union ne respecte pas le critère du déficit ») [1], le second, encore meilleur, instituant la délation entre les Etats-membres (...)
« Lorsqu’une partie contractante estime indépendamment du rapport de la Commission qu’une autre partie contractante n’a pas respecté [le critère de déficit structurel], elle peut saisir la Cour de justice de cette question » (Art.8.1) ; « lorsque sur la base de sa propre évaluation ou de celle de la Commission une partie contractante considère qu’une autre partie contractante n’a pas pris les mesures nécessaires pour se conformer à l’arrêt de la Cour de justice visé au paragraphe 1 (précédent), elle peut saisir la Cour de justice et demander que des sanctions financières soient infligées ». Et l’on voit d’ici l’excellente ambiance que ces petites lignes vont répandre dans la chose qui se dit encore « Union » européenne (...)
Ces fleurs de rhétorique mises à part, il y a le reste – le fumier sur lequel on les fait pousser. En France en tout cas, la justification européiste, consciente que les plaidoyers d’ajustement budgétaire en pleine récession commencent à passer moins bien, penche de plus en plus pour le parti de la minimisation : rien de véritablement neuf dans le TSCG, tout ceci était déjà dans le vieux pacte de stabilité, au moins en principe. C’est bien ce sur quoi insiste autant qu’il le peut le Conseil constitutionnel, notamment dans les considérants 15 et 16 d’une décision [2] dont la rigueur argumentative a d’ailleurs été aussi peu questionnée qu’elle est pourtant questionnable [3]). Mais alors pourquoi en passer par la solennité d’un traité, et friser la révision constitutionnelle, si c’est pour simplement redire business as usual ? En vérité sous des dehors de continuité – et il est bien certain qu’en matière d’erreur économique, l’Europe est d’une remarquable persévérance – des crans ne cessent d’être franchis, et le TSCG en est un de taille. Un ou plusieurs d’ailleurs ? (...)
les ménages se surendettent sous l’effet de la compression salariale ; les banques se surendettent pour tirer, par « effet de levier », le meilleur parti des opportunités de profit de la déréglementation financière ; les Etats se surendettent par abandon de recettes fiscales sous le dogme de la réduction des impôts (pour les plus riches). De cet énorme stock de dette, il va bien falloir se débarrasser. Or la chose ne peut se faire que selon deux options : soit en préservant les droits des créanciers – l’austérité jusqu’à l’acquittement du dernier sou –, soit en allégeant le fardeau des débiteurs – par l’inflation ou le défaut. Nous vivons à l’évidence en une époque qui a choisi de tout accorder aux créanciers. Que pour leur donner satisfaction il faille mettre des populations entières à genoux, la chose leur est indifférente. C’est à cette époque qu’il faut mettre un terme.
Changer d’époque suppose en premier lieu d’affirmer le droit des « débiteurs » à vivre dignement contre celui des créanciers à l’exaction sans limite. (...)