
Depuis le 5 juin 2022, cela fait trois ans que l’anthropologue Fariba Adelkhah est prisonnière du gouvernement iranien, condamnée à cinq années de prison. Les accusations « d’atteinte à la sûreté de l’État » portées contre elle ne sont qu’un prétexte pour exercer une pression sur la diplomatie française. Son cas, comme celui d’autres chercheuses et chercheurs, est emblématique des difficultés grandissantes de l’accès au terrain au Proche-Orient.
Les pratiques de recherche en sciences sociales depuis une vingtaine d’années se sont indéniablement transformées. Partout, l’accès aux ressources en ligne ainsi qu’à des communications gratuites offre des informations sans grande limite. Souvenons-nous par exemple que téléphoner d’Europe vers le Yémen pouvait à la fin du siècle dernier coûter près de deux euros par minute ! Une lettre mettait — quand elle arrivait — plusieurs semaines à trouver son destinataire. Dorénavant, pour les chercheur·ses, expert·e·s et journalistes, le téléchargement de livres numérisés et de la presse quotidienne, des archives publiques ou personnelles, ainsi que le suivi des débats sur les réseaux sociaux abolissent bien des frontières et des barrières tant symboliques que financières et temporelles. (...)
Certes, la contextualisation nécessaire à la compréhension exige toujours une pratique du terrain et en particulier le développement de relations de confiance avec des collègues sur place et ceux qu’on appelle parfois de façon abrupte des « informateurs ». Ce sont ces relations humaines, amicales et intimes souvent qui font le sel des métiers de la recherche en sciences humaines et sociales, fondée aussi massivement sur ce que l’on appelle « l’observation participante » et l’ethnographie. L’enquête au long cours située dans la société sur laquelle on travaille est fondamentale (...)
Au Proche-Orient, les exemples de violences physiques exercées sur les chercheur·ses ne sont pas une nouveauté. Le cas du sociologue Michel Seurat, décédé en 1986 en détention alors qu’il était otage de mouvements armés chiites au Liban incarne la fragilité des universitaires étrangers sur « leurs » terrains, notamment quand ils sont en conflit. Mais sans doute moins que les journalistes, peut-être du fait d’une connaissance fine des lieux pratiqués et de connexions solides, mais aussi d’une nécessité moindre de se trouver sur les fronts armés, les étrangers n’ont été que rarement les victimes de groupes non étatiques au Proche-Orient. (...)
Pourtant, il serait faux de considérer que la capacité de mener des recherches n’est pas affectée et mise sous pression, par d’autres mécanismes parfois moins visibles. Plusieurs événements scientifiques, organisés ces derniers mois notamment par NoriaA Research , l’Union européenne ou l’Université de Montréal, ont tenté de réfléchir aux pratiques de recherche dans ce contexte, soulignant une préoccupation réelle dans la communauté scientifique. De façon unanime, tout le monde considère donc que la situation s’aggrave et qu’il est aujourd’hui plus difficile d’effectuer son travail au Proche-Orient qu’il y a quelques années. La liste des chercheur·ses qui se trouvent en incapacité de retourner dans le pays sur lequel ils et elles ont bâti leur « carrière » est impressionnante — une situation souvent inconnue des collègues dans la mesure où elle n’est pas exempte d’un sentiment de honte. (...)
La coupure de l’accès physique au terrain (renforcée conjoncturellement par la crise sanitaire des deux années passées) est un vrai danger, menaçant de transformer certaines zones en trous noirs, inaccessibles à l’analyse. (...)
Comme pour le cas de Fariba Adelkhah, il est remarquable de constater qu’au Proche-Orient la pression sur la recherche s’exerce avant tout du fait des régimes autoritaires. Ce ne sont que très marginalement les groupes d’opposition ou des bandes criminelles qui sont responsables des basculements qui préoccupent les chercheur·ses. La surveillance s’est ainsi technicisée et joue de façon souvent arbitraire, lors des passages de frontière ou à travers des convocations à la police au cours du séjour de terrain. La pression est dès lors quotidienne autant qu’incertaine (...)
En se technicisant, passant dorénavant via les téléphones portables et sur Internet, la surveillance des chercheur·ses et leur répression vient mettre en lumière certaines injonctions contradictoires des professions scientifiques. Les invitations à se protéger, par exemple lorsque les universités ou le Centre national de la recher
che scientifique (CNRS) conseillent de crypter les ordinateurs pour les voyages, sont difficilement compatibles avec les efforts d’une visibilité accrue des travaux et publications, voire une mise en accès libre des données brutes de recherche qui peu à peu s’impose dans la profession. (...)
Mais l’un des faits les plus remarquables concerne le fait que ces pressions sur les libertés académiques sont en particulier le fait de « pays alliés » de l’Europe. Leur extrême férocité, comme dans le cas de l’assassinat du doctorant Giulio Regeni par la police égyptienne en 2016, ne semble pas en mesure de remettre en cause les alliances, ni même de générer de vives critiques de gouvernements occidentaux.
Il en va de même pour les pratiques israéliennes aux frontières (...)
Le sort méconnu des locaux
Le cas du doctorant britannique Matthew Hedges, condamné en 2018 à la perpétuité par les Émirats arabes unis, puis gracié après avoir passé tout de même six mois à l’isolement, démontre combien les chercheur·ses — notamment les plus jeunes — sont des pions d’enjeux qui les dépassent. L’expérience extrêmement traumatisante subie par Hedges ne l’aura heureusement pas empêché de terminer la rédaction de sa thèse de science politique puis sa publication sous le titre Reinventing the Sheikhdom (Hurst publishers, 2021) auprès d’un éditeur scientifique prestigieux. (...)
L’accumulation des vexations, entraves, menaces concerne en premier lieu les chercheur·ses issu·es des sociétés du Proche-Orient. (...)
Les journalistes, comme les chercheur·ses étranger·es, souffrent de l’absence de statut reconnu à l’échelle internationale qui garantirait une forme de protection et une reconnaissance aussi des libertés académiques, tant en matière d’expression que des modes d’accumulation spécifiques des savoirs. (...)
Le cas de Fariba Adelkhah, autant injuste que douloureux, invite dès lors à accentuer une réflexion profonde sur les conditions de la recherche et les leviers pour préserver les libertés académiques si précieuses et nécessaires. Il vient aussi souligner combien les fonctions sociales et politiques jouées par les universitaires dans la compréhension de la marche du monde en général et du Proche-Orient en particulier doivent être valorisées, imposant aussi de la part de la communauté scientifique un engagement plus ferme dans la diffusion des savoirs auprès du public.