
Les « laveries nucléaires » sont des blanchisseries industrielles spécialisées dans la décontamination du linge radioactif. L’intention de l’entreprise Unitech d’en ouvrir une en Haute-Marne inquiète les habitants, notamment du fait de l’opacité du projet. Mais, dans un territoire miné par la désindustrialisation et sur lequel l’industrie nucléaire a jeté son dévolu, l’omerta domine.
« Une blanchisserie industrielle en tête de bassin versant, c’est un non-sens », insiste Bertrand Thuillier. Ce scientifique indépendant, connu pour ses travaux fouillés sur le projet d’enfouissement de déchets nucléaires Cigéo, habite à quelques kilomètres de Joinville. Inquiet de l’effet environnemental du projet Unitech, il épluche depuis plusieurs mois tous les documents à sa disposition. « En période d’étiage, le débit de la Marne se situe autour de 2 mètres cubes par seconde, et Unitech pourrait y déverser plus de 60 mètres cubes par jour, précise-t-il en griffonnant une multiplication sur un bout de papier. Les polluants éventuellement rejetés seront alors très concentrés. » Sur son bureau, une brochure éditée par l’Agence de l’eau Seine-Normandie explique que « les effluents des blanchisseries industrielles se caractérisent par une température élevée, un pH basique, la présence de matières en suspension et des pointes d’azote et de phosphore ». Sans oublier la radioactivité : « Unitech entend recevoir le linge des centrales nucléaires françaises, donc il y aura forcément des rejets d’éléments radioactifs comme le tritium », souligne M. Thuillier.
« Si le projet est si sûr, s’il n’y a pas de problème, pourquoi ne pas en parler ? »
Mais pourquoi laver des vêtements contaminés ? « Nous n’accepterons que le linge très faiblement contaminé, qui peut être lavé et réutilisé », répond d’emblée Jacques Grisot, directeur d’Unitech, joint par Reporterre. Pour se protéger, les employés de la filière nucléaire revêtent en effet combinaisons, gants et chaussures spéciales, et ce, quelle que soit la zone de la centrale où ils se trouvent. Certains habits — « le linge rouge » —, très contaminés, sont considérés comme des déchets et stockés comme tels. Les autres vêtements, moins radioactifs, partent au pressing. La plupart des centrales disposent pour le moment de leurs propres machines à laver. Mais l’heure est à la sous-traitance. (...)
la majorité des blanchisseries nucléaires sont situées, comme les centrales, en aval ou sur le littoral, là où les débits sont importants et la radioactivité diluée dans de gros volumes d’eau. Ce qui n’est pas le cas du bassin joinvillois. Le point a été soulevé par l’Agence régionale de santé (ARS), qui a émis un avis défavorable au projet en avril 2018, dans l’attente de compléments d’information. « Le point de rejet des effluents est prévu dans la Marne, à proximité immédiate de périmètres de protection de deux captages alimentant la commune de Vecqueville, écrit l’ARS. Ces captages puisent l’eau de la nappe alluviale, dont la qualité est fortement influencée par celle de la rivière. » (...)
Cette préoccupation a également motivé Dominique Laurent, maire de Bettancourt-la-Ferrée, à faire voter une délibération municipale contre ce projet. (...)
En 1997, la ville de Santa Fé, au Nouveau-Mexique (États-Unis d’Amérique), a adopté une ordonnance limitant fortement les rejets de la compagnie Interstate Nuclear Services, qui est ensuite devenu Unitech services. En effet, depuis plus de 30 ans, l’entreprise lavait du linge radioactif et rejetait ses effluents dans le réseau d’assainissement de la ville. Constatant la forte radioactivité des eaux usées, la municipalité a donc décidé à la fin des années 1990 de restreindre cette activité, pour « préserver ses intérêts économiques ». L’ordonnance sera annulée par la justice quelques années plus tard, au motif qu’elle outrepassait les compétences de la ville et portait atteinte à l’autorité de l’État. « Mais cet exemple montre bien que tout n’est pas transparent et maîtrisé, comme le laisse entendre Unitech », conclut M. Thuillier. (...)
Un scepticisme que ne partagent apparemment pas les représentants de l’État français. (...)
« Si le projet est si sûr, s’il n’y a pas de problème, pourquoi ne pas en parler ? » rétorque Virginie [1]. Avec d’autres habitants, elle a créé l’association Joinville lave plus propre, afin de s’opposer à l’implantation d’Unitech. Depuis deux ans qu’ils ont appris l’existence de ce projet, ils tentent d’avoir accès aux informations concernant la blanchisserie. En vain. (...)
« Ils ont compris qu’il valait mieux en dire le moins possible afin de ne pas donner prise à l’opposition »
« Unitech et les pouvoirs publics avancent en catimini, dénonce Virginie. Leur stratégie, c’est de ne rien dire, tout cacher, et d’avancer le plus possible dans l’ombre pour mettre ensuite les gens devant le fait accompli. » (...)
la demande d’autorisation environnementale, déposée en janvier dernier, est toujours examinée à la préfecture. C’est ce qu’a confirmé par courriel à Reporterre la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) Grand Est, chargée du dossier : « L’examen du caractère complet et régulier de la demande est en cours. Dès la recevabilité de la demande actée, l’enquête publique prévue par le Code de l’environnement sera planifiée et le dossier sera consultable pendant cette enquête publique d’une durée d’un mois ». Patience donc. « De toute façon, on sait bien que quand l’enquête publique arrive, c’est souvent trop tard, ajoute Pascale Vincent, opposante. On demande l’avis à la population pour la forme, mais tout est déjà ficelé. » (...)
Il y a les infos qui manquent, et celles qui clochent. Comme le classement de l’établissement en installation classée protection de l’environnement (ICPE) et non en installation nucléaire de base (INB), comme c’était le cas pour la laverie de la Hague. Ce qui a un effet direct sur le contrôle du site : « Une INB est sous la surveillance de l’Autorité de sûreté nucléaire, avec des examens très stricts sur la radioactivité, alors qu’une ICPE est contrôlée par la Dreal, moins au fait des questions nucléaires », note Bertrand Thullier.
À l’opacité du projet s’ajoute une omerta totale (...)
Signe de l’intérêt prudent des habitants, la réunion publique organisée par Joinville Lave plus propre en mai dernier a réuni plus de 200 personnes, une réussite pour la région. Les pétitions contre la laverie recueillent chaque semaine de nouvelles signatures. Signe également de la préoccupation des pouvoirs publics, « la réunion du printemps s’est tenue sous haute surveillance policière, et des élus locaux auraient été vu en train de noter l’identité des signataires des pétitions », précise Juliette Geffroy, de l’association antinucléaire Cedra, qui prête main-forte aux opposants locaux. (...)