Après le retrait américain de l’accord de Paris, Pékin se présente en champion de la lutte contre le réchauffement climatique. Dans le pays le plus pollué de la planète, le pouvoir central voit d’un bon œil les initiatives des défenseurs de l’environnement… à condition de ne pas être lui-même remis en cause.
’il est deux couleurs qui sollicitent sans relâche l’imaginaire des Chinois, ce sont bien le vert et le bleu. À travers le pays, des affiches officielles en faveur de l’écologie figurent souvent une cité de cristal se dressant entre vallons luxuriants et cieux azuréens. Et le président Xi Jinping renchérit, confiant son espoir de voir chaque jour « des montagnes vertes » et « un ciel bleu » dans l’empire du Milieu, « de sorte que nos enfants puissent profiter d’un environnement agréable » (1). Mais, lorsque Mme Wei Dongying s’est mise à photographier le fleuve Qian Tang qui glisse sous ses fenêtres dans son village, Wuli (province du Zhejiang), dans le sud-est du pays, elle n’y a vu que des miroitements orangés sous un ciel laiteux.
Éparpillés sur le carrelage de sa salle à manger, cinq kilos de clichés compilés depuis 2003 dévoilent les canalisations d’une usine de teinture du groupe chimique chinois Ruicai dégorgeant des torrents de colorants dans le fleuve. Tel un corps contagieux, les eaux du Qian ont bientôt frappé ses riverains d’un mal pernicieux… et mué les villageois en chroniqueurs d’un décompte morbide : une soixantaine d’entre eux sont déjà décédés d’un cancer du poumon, du foie ou de l’estomac — « six de plus l’année dernière », précise-t-elle. La mère et le frère de son mari, un homme digne qui opine de la tête en l’écoutant, ont également succombé. (...)
À l’image de cette figure de la lutte écologiste, une nébuleuse de militants verts a éclos depuis une vingtaine d’années. En formulant une critique acérée du désastre environnemental occasionné par trois décennies de capitalisme, ils interrogent aujourd’hui le bien-fondé du principal levier de la légitimité du Parti communiste chinois (PCC) depuis Deng Xiaoping : la politique de croissance économique.
Face à l’ampleur de la pollution, le parti a fait preuve de pragmatisme en accordant aux organisations non gouvernementales environnementales (ONGE) une latitude d’action étendue. Mais, leurs combats risquant de fragiliser le régime, elles font également l’objet d’une répression constante. Les militants verts se trouvent dès lors en situation d’insécurité permanente, tiraillés entre la critique du pouvoir et la nécessité d’inscrire leur action dans le long terme. (...)
La situation est devenue tellement intolérable qu’en décembre 2016 plusieurs centaines de personnes ont protesté sur le Tianfu Square, la place principale de la mégapole, des masques antipollution sur le visage. « La manifestation a été dispersée, ses meneurs arrêtés et les médias officiels réduits au silence », relate un habitant sous le sceau de l’anonymat. Et l’on ne sait pas ce que sont devenus les meneurs.
Pékin fait surveiller les gouvernements provinciaux
Plusieurs mois se sont écoulés, et pourtant une atmosphère pesante flotte encore sur le Tianfu Square, couvé par une intimidante statue de Mao Zedong. Des policiers lestés d’équipements antiémeutes sillonnent la place d’un pas viril. Plus loin, une escouade de véhicules, les gyrophares empourprés, semble prête à s’ébrouer. Deux voitures suivent tout à coup notre taxi. Et, dans certains lieux publics, un homme, probablement de la sécurité intérieure, nous a photographiés… Il vaut mieux quitter Chengdu.
Pacifiques ou violentes, 712 manifestations locales contre la pollution ont été recensées par les autorités en 2013 (2) ; certains parlent de 30 000 à 50 000. Cette nouvelle conscience écologique a nourri un terreau fertile pour l’éclosion des associations environnementales.(...)
Des catastrophes, telles que les crues mortelles de 1998, aggravées par la déforestation et l’érosion des sols du fleuve Yangzi, ont mobilisé de nouveaux acteurs sociaux pour porter secours aux riverains. Tout comme le blocage emblématique, en 2004, de la construction d’un barrage sur le fleuve Nu, dans la province méridionale du Yunnan, qui aurait inondé un site naturel classé par l’Organisation des nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco). Dans un système où tout part du sommet, les ONGE ont paradoxalement émergé de la base et depuis l’étranger. Ainsi, le pays, qui comptait neuf ONGE en 1994, selon l’ambassade de France à Pékin, en dénombre désormais officiellement près de 8 000 sur les 500 000 ONG déclarées (3). Leur nombre a doublé entre 2008 et 2013, à telle enseigne que, « de tous les mouvements associatifs, ceux concernant l’environnement ont connu la plus forte croissance ces dernières années », assure M. Yiqun Wu, qui, en 2012, a fondé sa propre ONGE, Vert éternel. (...)
Pékin a fait le choix de leur accorder une liberté d’action singulière. « Elles peuvent, au niveau local, engager pléthore d’actions et critiquer le gouvernement. Vous seriez surpris de la tolérance du pouvoir à leur égard », observe Josh Chin, correspondant du Wall Street Journal à Pékin. M. Yiqun Wu, qui a créé Vert éternel avec 100 000 yuans (13 000 euros) de fonds personnels, en convient : naguère méfiantes, les autorités pékinoises sollicitent dorénavant son concours pour mener des campagnes de nettoyage — n’hésitant pas à le financer au passage. Les ONGE sont même invitées par l’État à évaluer l’impact écologique de projets de construction d’autoroute ou d’usine. Certaines, tel l’Institut des affaires publiques et environnementales, dirigé par le célèbre militant Ma Jun, éditent une liste noire des sociétés les moins respectueuses des réglementations écologiques, n’épargnant pas les très puissantes entreprises d’État.
Depuis 2015, elles sont même les seules à pouvoir demander réparation en justice contre des dégradations de l’environnement, encouragées par « des réglementations environnementales de plus en plus sévères », se réjouit l’avocat environnemental Wang Canfa. (...)
Fortement décentralisé, l’État se débat avec un problème : le consensus sur l’urgence écologique qui règne au sommet du pouvoir n’est guère partagé à ses échelons inférieurs. Corruption aidant, les intérêts des apparatchiks locaux s’y confondent souvent avec ceux des industriels. Quelle politique environnementale peut-elle être mise en œuvre si les directives de Pékin restent lettre morte sur le terrain ? Or, en surveillant l’action des gouvernements provinciaux, les ONGE deviennent garantes de l’effectivité des décisions nationales. (...)
Le régime a conscience des attentes des classes moyennes portant sur la modernisation de l’État. Le rejet de la pollution, mais également de la corruption, des fraudes alimentaires ou encore des disparités de richesse, démontre qu’au désir de croissance s’ajoute désormais une aspiration à davantage de justice sociale. (...)
À défaut de droits civiques, les conditions d’une complicité réinventée avec le peuple passent en particulier par l’action des ONGE. Se voyant déléguer un rôle supplétif de protection de l’environnement, celles-ci participent en retour à l’amélioration du fonctionnement du PCC. Mais Pékin a tempéré sa relative bienveillance en instaurant des contre-feux. (...)
Pékin a même institué ses propres associations paragouvernementales. Ainsi, la Fédération environnementale de Chine (ACEF) publie des listes rouges de la biodiversité dans les fleuves (6), conduit des campagnes auprès des foyers pékinois pour les inciter à réduire leur consommation d’électricité (7) et mène des actions judiciaires. Mais cette proximité entraîne une autocensure : les entreprises d’État ne peuvent être critiquées et « il est exclu d’intervenir dans les centaines de “villages du cancer” [où les taux de cancer enregistrés sont très supérieurs à la moyenne nationale] que compte le pays », déplore un employé d’ACEF qui veut rester anonyme. Celui-ci se rappelle également qu’il était impossible à son organisation de travailler dans la ville sichuanaise de Shifang, en proie à d’importantes manifestations contre la construction d’une usine métallurgique par le groupe Sichuan Hongda Group en 2012. « Il s’agit de l’une de ces zones en quarantaine que nous ne pouvons pas approcher », précise l’employé.
C’est dire si la position des ONGE indépendantes s’avère encore plus délicate. (...)
Les mécanismes d’inféodation des ONGE au régime se sont multipliés. Pour s’enregistrer, les associations doivent être parrainées par un organisme officiel. Puis « les sources de financement sont auditées à l’occasion d’un contrôle administratif annuel », relate M. Yiqun Wu. Il faut entretenir des échanges réguliers avec la bureaucratie et, à l’occasion, se soumettre à une « invitation pour le thé » (une vérification des antécédents). Le gouvernement a également entrepris de circonscrire les financements étrangers (...)
dans un contexte où tout progrès de la liberté d’expression est précaire, de lourdes sanctions tombent fréquemment : en 2007, le militant Wu Lihong a été condamné à quatre années d’emprisonnement pour avoir trop vivement dénoncé la pollution du lac Tai, dans le Zhejiang. Et, en 2016, la militante écologiste Liu Shu a été arrêtée pour avoir révélé des données environnementales considérées comme secrets d’État dans la province méridionale du Hunan (9). « La liste des militants verts jetés en prison depuis vingt ans est longue », déplore Wu Qiang.
Impossible, également, de rencontrer Mme Chai Jing. La célèbre réalisatrice du documentaire Sous le dôme, consacré à la pollution atmosphérique et visionné 155 millions de fois dans la journée qui a suivi sa mise en ligne, en 2015, se sait surveillée et a décliné tout entretien. La situation est tout aussi complexe pour les avocats. Accusés de « subversion du pouvoir de l’État », des centaines d’entre eux ont fait l’objet de mesures répressives depuis 2015. (...)
Pour l’immense majorité des militants, ballottés entre des cycles imprévisibles de relâchement puis de durcissement de la répression, le quotidien est fait d’insécurité. « Si une lutte demeure écologique et individuelle, cela ne pose pas de problème. Mais s’il s’agit d’une force politique organisée, cela devient dangereux », analyse Zhang Yanlong, professeur de sociologie à l’université de Pékin. Les militants peuvent donc bien rêver de vert et de bleu — mais à la condition que la Chine reste rouge.