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l’Humanité
Élisabeth Roudinesco. « L’œuvre de Freud n’appartient plus aux psychanalystes »
Élisabeth Roudinesco Historienne et psychanalyste.
Article mis en ligne le 15 octobre 2015
dernière modification le 7 octobre 2015

À l’occasion de la publication des Écrits philosophiques et littéraires de Sigmund Freud (Seuil), Élisabeth Roudinesco fait le point sur l’actualité 
de la lecture du fondateur de la psychanalyse, ainsi que sur les enjeux associés à la fréquentation de l’œuvre du penseur viennois.

L’œuvre de Freud est aujourd’hui accessible dans son entier, sous différentes traductions. Ce qui est propre à la France – pays où l’influence freudienne a été et reste très marquée –, c’est qu’on n’a pas eu de traduction de l’œuvre complète par un seul auteur ou par un groupe restreint de traducteurs. On n’a pas, concernant Freud en France, ce qu’on a dans le monde anglo-saxon avec James Strachey ou en Espagne ou au Japon ou en Italie. En France, les querelles entre traducteurs ont reflété celles entre groupes psychanalytiques : un Freud pour les freudiens classiques, un autre pour les lacaniens, etc. L’œuvre freudienne ne se limite pas aux textes publiés de son vivant. Il faut ajouter l’immense correspondance – environ dix mille lettres retrouvées –, dont la publication est presque achevée en allemand et en partie en français. Cette correspondance fait désormais partie de l’œuvre de Freud. On ne peut pas lire aujourd’hui les textes canoniques sans ajouter les correspondances (de voyage, de famille ou professionnelle) qui apportent un éclairage absolument capital à son œuvre. C’est pourquoi Jean-Pierre Lefebvre et moi avons intitulé notre opus, le premier en France, Écrits philosophiques et littéraires.

À quel public s’adresse cette œuvre ?

Élisabeth Roudinesco L’œuvre de Freud n’appartient plus aux psychanalystes. Les traducteurs d’aujourd’hui n’ont plus besoin du label «  psychanalyse  » pour approcher l’œuvre de Freud. Et c’est salutaire. Freud est devenu pour ainsi dire «  laïc  ». Aux États-Unis, ce changement date des années 1980-1990. Ce renversement s’est produit plus tard en France. Pratiquement, les psychanalystes américains, à quelques exceptions près, s’occupent de neurosciences et de clinique et pas beaucoup des textes de Freud. Ils ont quitté le champ de l’érudition, de la langue et de la culture pour s’intéresser aux neurones. Ils sont devenus des psychothérapeutes (psychiatres ou psychologues). Ils se passionnent pour la plasticité cérébrale et doivent donner de prétendues «  preuves  » de leur scientificité. En conséquence, ce sont les chercheurs des départements de sciences humaines (gender studies, cultural studies, littérature, histoire) qui travaillent sérieusement sur l’œuvre de Freud, lequel est donc devenu un penseur de la culture occidentale dont l’œuvre n’est pas réductible à la clinique. Ce phénomène de «  clinicisation  » du milieu psychanalytique commence à se faire sentir en France puisque, à l’université, les futurs psychanalystes sont formés dans des départements de psychologie et plus du tout dans le champ des humanités (littérature, philosophie, histoire). (...)

les antifreudiens d’aujourd’hui pensent non seulement que Freud est un gourou peu scientifique, mais que ses héritiers, les «  milices freudiennes  », se seraient organisés pour dissimuler des vérités. C’est absolument fascinant de lire cette littérature.

On en trouve la trace dans le Livre noir de la psychanalyse – Freud et les psychanalystes seraient les auteurs d’un «  goulag  » de la pensée – et, bien entendu, dans le brûlot de Michel Onfray de 2010 (le Crépuscule d’une idole) qui associe tous les courants de l’antifreudisme dans l’idée que Freud serait un «  affabulateur  ». Tout est mêlé : scientisme, complotisme, accusation «  libidinale  », thèse d’extrême droite. À quoi s’ajoutent 600 erreurs factuelles. On commence aujourd’hui à comprendre à quelle escroquerie on a affaire. Ce serait comique si nous n’avions pas, en France, désormais, chez des polémistes professionnels qui soutiennent Onfray, un retour du refoulé vichyste et un désir inconscient de fascisme. Éric Zemmour et ceux qui l’entourent et le défendent comme un «  martyr des bien-pensants  » en sont l’incarnation la plus évidente.

Vous évoquez les trois figures de Freud, Darwin et Marx comme trois penseurs particulièrement visés par la critique réactionnaire. Pourquoi ?

Élisabeth Roudinesco Et Einstein et bien d’autres encore… Il y a, actuellement, un assaut systématique lancé contre ces grandes figures, accusées d’être les représentantes d’un prétendu «  savoir officiel  ». Freud, Darwin, Marx et Einstein, ce sont des penseurs qui ont mis en cause, à un moment donné, notre façon de voir l’univers et la société, qui ont effectué des révolutions symboliques ou scientifiques. Ils ont été à l’origine de quelque chose de nouveau. Aujourd’hui, d’autres grands penseurs dérangent tous ceux qui, autour de certains médias, prétendent dénoncer la «  bien-pensance des élites  » et qui usent du style des pamphlets de l’entre-deux-guerres. On s’en prend pêle-mêle aux homosexuels, aux femmes, aux étrangers, aux réfugiés, aux immigrés qui viseraient à défigurer notre belle patrie française. Et cette prétendue «  bien-pensance  » ne serait autre, aux yeux de ces dénonciateurs publics, que ce qui constitue aujourd’hui le patrimoine intellectuel français le plus traduit et le plus admiré dans le monde. Revanche des souverainistes de terroir, frileux et xénophobes, fascinés par le discours lepéniste et haïssant les «  cosmopolites  » de la pensée. Ces adeptes du «  terroir français  », terrorisés par la crise économique, les guerres aux Moyen-Orient, etc., recherchent des boucs émissaires : ils se dressent donc contre ce patrimoine si admiré hors de France, contre Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre – copieusement insultés (ce n’est pas nouveau) –, contre Michel Foucault (responsable de la transmission du sida ou khomeyniste), contre Louis Althusser (assassin marxiste et donc adepte du goulag), contre Gilles Deleuze (toxicomane), contre Roland Barthes et Jacques Derrida (déconstructeurs de la langue et donc de l’école républicaine), tous décrits comme des monstres physiques et intellectuels, responsables du prétendu «  déclin  » de la France. Et ça ne fait que commencer : on a du pain sur la planche ! Il va falloir lutter contre ce nouveau désir de fascisme qui utilise le désarroi des masses.