
Assassinat d’un journaliste trop curieux en Slovaquie, nouveau premier ministre tchèque et chef du Parlement roumain poursuivis pour détournement de fonds : l’Europe centrale et orientale semble accablée par la corruption. Pourtant, pots-de-vin et trafics d’influence ne seraient pas moindres ailleurs sur le continent, selon certains travaux. La focalisation sur ces pays n’est pas sans conséquences politiques.
Bien que moins ouvertement démagogue ou xénophobe que d’autres figures politiques de la région, le nouveau premier ministre tchèque — qui dirige un gouvernement minoritaire fragile — n’en reste pas moins du même acabit. L’Office européen de lutte antifraude (OLAF) a trouvé de multiples irrégularités dans l’usage des 2 millions d’euros de fonds européens dont il a pu bénéficier pour la construction d’un complexe hôtelier au sud de Prague. Quelques semaines avant les élections, le Parlement avait levé son immunité afin qu’il soit jugé — un vote renouvelé en janvier 2018. Mais les électeurs se méfiaient tant des autres candidats qu’ils ont accordé à M. Babiš le bénéfice du doute. Après tout, ces allégations provenaient de l’« élite corrompue », et, quand bien même elles seraient avérées, ponctionner l’argent de Bruxelles n’est pas vraiment perçu comme un crime : « Ce n’est pas notre argent, donc nous pouvons le voler », résume Balázs Jarábik, chercheur à la Fondation Carnegie pour la paix internationale. Finalement, grâce à la force de persuasion de M. Babiš, à l’incompétence de ses opposants et au mécontentement populaire, un million et demi d’électeurs ont passé outre les accusations de fraude. À son succès s’ajoute celui du Parti pirate tchèque, en troisième position avec 10,8 % des voix, suivi du parti néofasciste Liberté et démocratie directe, puis du Parti communiste de Bohême et Moravie. En tout, près de 59 % des Tchèques ont voté pour des formations qui prétendent s’opposer au statu quo.(...)
les Européens de l’ancien bloc communiste trouvent que leurs gouvernements ne font pas assez pour lutter contre la corruption. Ils perçoivent celle-ci comme faisant partie intégrante du monde des affaires et comme le moyen d’obtenir certains services publics, alors même qu’ils n’y sont pas davantage confrontés personnellement que les autres Européens.
Quantifier la corruption, une pratique secrète par définition, n’est pas une mince affaire, et les enquêtes d’opinion ne suffisent pas à en établir la matérialité. Car les représentations correspondent rarement à l’expérience.(...)
le sentiment de corruption pourrait bien être un important facteur d’instabilité en Europe centrale et orientale, entraînant des conséquences désastreuses au sein des systèmes politiques de la région.
Une étude portant sur les élections entre 1980 et 2016 n’établit « aucun lien systématique » entre le succès des démagogues autoritaires et l’immigration, ni aucune preuve suffisante de « facteurs d’explication économiques du populisme ». En revanche, elle conclut que la perception de la corruption constituerait le principal élément annonciateur de leur arrivée au pouvoir (4). (...)
Beaucoup d’affaires récentes laissent penser que la probité se rencontre davantage en Suède qu’en Roumanie. Pourtant, les Suédois témoignent plus souvent à travers l’Eurobaromètre d’une corruption à petite échelle. Ce genre de décalage basé sur des impressions collectives ne peut faire office de preuve, et la mesure de cette perception est discutable (5), mais il renforce le doute. Il démontre aussi que l’appréciation que l’on se forge de l’importance de la corruption provient peu de l’expérience personnelle, mais infuse par le biais des discours publics, dont ceux des médias ou des organisations non gouvernementales (ONG) : « Si vous croyez qu’il y a un tigre caché dans la pièce, vous n’allez pas rester à l’intérieur, peu importe qu’il soit réel ou pas », explique Hough.(...)
En Slovaquie, 48 % des citoyens interrogés sont persuadés que la corruption s’aggrave, tandis que 34 % pensent le contraire. Comme partout, ce phénomène joue en faveur de la droite nationaliste(...)
Une étude menée en 2017 par l’ONG Transparency International Slovaquie montre une augmentation de 25 % des reportages sur les marchés publics dans les quatre années qui ont suivi (7). Ainsi, bien que les institutions gagnent en transparence et que les citoyens deviennent de plus en plus attentifs (8 % de la population consulte au moins un contrat en ligne chaque année), l’opinion dominante se convainc du contraire. Le terrain de la corruption rétrécit, mais la surveillance accrue entretient le scepticisme. (...)
Le penseur bulgare Ivan Krastev parle à ce propos d’« argument du fouineur » : « La corruption a phagocyté l’imagination des médias, et la surproduction de reportages sur le sujet a influencé l’opinion, donnant l’impression qu’elle était omniprésente dans la vie publique. »
Rapport européen enterré
Cette couverture médiatique alimente le discours politique au niveau national, mais s’inscrit aussi dans une rhétorique plus générale sur la corruption des pays de l’ancien bloc communiste. Des interventions étrangères, souvent bien intentionnées, accentuent cette tendance.(...)
Si l’Union considère — non sans raison — la corruption comme un problème en Europe centrale et orientale, rien ne justifie qu’elle ferme les yeux sur le reste du continent. C’est pourtant ce que suggère le destin du rapport anticorruption de la Commission européenne. Après une première édition en 2014, une mise à jour était attendue en février 2017. La seconde édition a été rédigée, mais jamais publiée. Au moment d’enterrer ce rapport, le vice-président de la Commission Frans Timmermans a présenté la corruption comme un « problème fondamental dans plusieurs États membres ». Devinez lesquels...(...)
On peut s’interroger sur la logique d’une telle stratégie, d’autant que le rapport était achevé. Un homme bien placé à Bruxelles nous a confié que le document avait été étouffé à cause de la pression de plusieurs pays d’Europe de l’Ouest, dont la France, alors en pleine campagne électorale, parce qu’ils y faisaient mauvaise figure et craignaient l’émergence de troubles politiques chez eux. En un mot, tout cela renforce l’illusion d’une Europe divisée entre des pays corrompus dans le Sud et dans l’Est, et des pays irréprochables dans le nord et dans l’Ouest.(...)
En réalité, une bonne partie de ce que les Européens du Centre et de l’Est rangent dans la catégorie « corruption », ce sont des pratiques du secteur privé occidental(...)
non seulement les acteurs étrangers contribuent à exagérer le discours sur la corruption dans la région, mais, de surcroît, ils sont en bonne part responsables des activités perçues comme telles. Il en va différemment en Allemagne, en Autriche ou en Suède, parce que les bénéfices des sociétés de ces pays sont le plus souvent rapatriés.
Une explication machinale
Dans le centre et l’est de l’Europe, la corruption devient donc une explication machinale pour tout phénomène difficile à comprendre.(...)
Tout en exacerbant l’animosité envers la politique du « deux poids, deux mesures » de l’Europe occidentale, cette perception pousse les électeurs vers des démagogues autoritaires et vers l’extrême droite. De plus en plus de décisions politiques radicales se fondent sur des mensonges. Des agitateurs arrivent au pouvoir en promettant de réformer des institutions qui sont moins mal en point qu’on voudrait le faire croire. Les faux-semblants accentuent les turbulences politiques, au risque de mener à davantage d’escroquerie.