
L’abus de commémoration est dangereuse pour la santé mentale. Celle de la victoire de la gauche réformiste le 10 mai 1981 pourrait avoir sa dignité, si l’on osait exhumer dans le parfum de cette époque les idéaux, confus & naïfs, qui s’y exprimaient — et tenter ce bilan rétrospectif sans illusion ni mépris. Mais l’exercice de style nécrologique a une fois de plus vaincu, réduisant les attentes utopiques & concrètes qui avaient alors permis de rafler la mise électorale à une pure et simple hagiographie de François Mitterrand
Et cette façon d’honorer l’homme providentiel plutôt que de sonder la nature des changements radicaux espérés à travers lui, ça en dit long sur le chemin parcouru depuis. Bien sûr, on objectera que cette révolution légale n’a pas eu lieu, qu’un homme au machiavélisme remarquable l’a incarnée à lui seul, mais moi je préfère, sans illusion aucune mais en total respect, me souvenir des mille voix qui bruissaient alors d’espoir dans les bistros ou les bureaux, sur les quais du métro ou les chaînes de fabrication automobile, à la porte des facs ou des foyers Sonacotra, à travers les murs des taules ou des hôpitaux psychiatriques, parmi les conscrits bizutés en caserne, les filles-mères isolées en foyer, les licenciés de la sidérurgie, les caissières sous-payées des grands magasins, les fumeurs occasionnels de cannabis, les pd voués à la honte provinciale, les survivants des communautés néo-rurales, les pionniers des radios libres, les réfugiés de tous les despotismes planétaires et même les occupants-rénovateurs des squats de l’est parisien. (...)
Parce qu’au-delà de la langue de bois tacticienne des partis représentatifs, quelque chose de plus profond, irrécupérable, hétérogène, s’était servi des urnes pour libérer une charge critique & constructive, une volonté littérale de changer le vie quotidienne. Le cynisme contemporain ne saurait honorer une telle mémoire collective, préférant moquer l’atavique crédulité populacière. (...)
la vraie césure symbolique a déjà fait l’objet d’un diagnostic précis et argumenté par François Cusset dans La décennie, le grand cauchemar des années 80. C’est l’émission « Vive la Crise » qui marque ce moment de bascule idéologique, une rupture sans retour jusqu’à la phase terminale de l’immédiat aujourd’hui.(...)
Wikio