
SOS Médecins évalue à 16% le nombre de ses médecins contaminés par le Covid-19, tandis que l’Ordre des médecins estime qu’une trentaine de praticiens libéraux sont décédés en France. Des médecins généralistes reprochent au ministre de la Santé d’avoir trahi sa promesse de les équiper de masques FFP2.
Combien de médecins libéraux sont morts pendant l’épidémie du Covid-19 ? Combien ont été contaminés par le coronavirus ? Il est impossible de disposer de données précises de la part des autorités sur ces personnels de santé qui ont pourtant été parmi les plus exposés au virus depuis le début de la pandémie. Selon une étude de SOS Médecins, que révèle la cellule investigation de Radio France, 16% des 1 300 médecins regroupés dans ses 63 associations ont été contaminés, dont 20% à Paris. C’est bien plus que les médecins d’établissements de santé (des hôpitaux notamment) qui ont été touchés à hauteur de 10%, selon le point épidémiologique de Santé publique France du 19 mai. (...)
10 % des médecins d’établissements de santé ont été contaminés par le Covid-19 au 29 mai 2020, d’après Santé publique France. (SANTÉ PUBLIQUE FRANCE)
SOS Médecins ne comptabilise pas de décès dans ses équipes, mais sept personnes hospitalisées pour une forme grave du Covid-19, dont trois sont encore dans un état sévère.
De son côté, le Conseil national de l’Ordre des médecins a décompté 40 décès, parmi lesquels une trentaine de médecins libéraux, sur près de 83 000 en activité. "Un chiffre sans doute en-dessous de la réalité, explique son vice-président Jean-Marcel Mourgues, car les conseils départementaux de l’Ordre ne sont pas systématiquement prévenus par les familles de la cause du décès." Plus de 2 800 médecins généralistes auraient été contaminés par le virus, et "une trentaine se trouveraient en réanimation, dont la moitié en situation grave", précise encore l’Ordre.
Une autre évaluation de la Caisse autonome de retraite des médecins de France (CARMF) estime à 46 le nombre de décès de médecins libéraux depuis le 1er mars. Parmi eux, 26 étaient en activité à temps plein et 20 étaient retraités, sans que l’on sache si ces derniers avaient repris une activité bénévole pendant la pandémie. Ces tous derniers chiffres sont à prendre avec précaution, car les décès attribués au Covid-19 l’ont été sur la base des déclarations des familles des victimes, et non des certificats de décès qui ne mentionnent pas la cause de la mort. "Ils auraient pu fermer leur cabinet, mais l’immense majorité des généralistes libéraux a continué à assurer des consultations en présentiel. Ils sont allés se battre en se débrouillant pour trouver des masques. C’était suicidaire au début", estime Thierry Lardenois, médecin et président de la CARMF.
Parmi ces "morts au combat sans artillerie ni cartouches", comme le dit un médecin, il y a notamment Ali Djemoui, un généraliste de Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne). Cet homme, très connu et apprécié dans le quartier du Bois-l’Abbé, est mort du Covid-19 le 2 avril à 59 ans. Sa femme, qui travaillait à ses côtés, nous a raconté comment les malades ont soudainement afflué au cabinet médical. "Après les vacances de février, début mars, on a eu une recrudescence de patients qui avaient les symptômes du coronavirus. L’hôpital était débordé et les renvoyait vers nous, les généralistes. On ne pouvait pas les refuser." Bientôt, trois des cinq médecins du quartier tombent malades et ferment leur cabinet. Leurs patients, ainsi que ceux d’un quatrième médecin ne travaillant pas le matin, se rendent chez le docteur Djemoui.
Au total, Ali Djemoui verra près de 1 400 patients en un mois, à raison d’une soixantaine par jour, six jours sur sept. "Sans gants, ni gel, ni masque, précise son épouse. On a eu recours au système D. La pharmacie nous a fabriqué du gel, et on a eu quatre masques chirurgicaux. Trois pour lui et un pour moi, alors qu’il faut en changer toutes les quatre heures. Mais de FFP2 [les plus protecteurs], on n’en a jamais eu. Il n’a pas arrêté d’envoyer des mails à la Sécurité sociale pour dire ’ aidez-nous, on n’a pas de masques’."
Cette pénurie aura des conséquences : "Le 27 mars, il est rentré à la maison, il n’était pas bien, il vomissait, poursuit sa veuve. Il est allé à l’hôpital. Il a été testé positif." Le docteur Djemoui décèdera cinq jours plus tard. Il a été enterré au carré musulman de Thiais, laissant quatre enfants qui ont entendu, émus, l’hommage des habitants du quartier applaudissant leur père depuis leur balcon.
Le cas du docteur Djemoui n’est pas isolé. (...)
Le manque de masques aurait été déterminant dans leur contamination. "50 à 60% d’entre elles viennent des microgouttelettes qui restent en suspension dans l’air, poursuit Jérôme Marty. Si un médecin généraliste n’aère pas sa pièce, le taux de microgouttelettes se concentre au fur et à mesure que les patients entrent. S’il n’a pas de masque FFP2, c’est-à-dire de masque étanche, il respire ce bain viral toute la journée. Et si ça dure deux, trois, quatre ou cinq jours, au bout d’un moment, ça explose. Il reçoit une telle charge virale qu’il va faire une forme très symptomatique de la maladie, se retrouver en réanimation, et parfois en mourir."
SOS médecin en première ligne
Cette carence de masques FFP2, la plupart des généralistes que nous avons contactés l’ont ressentie comme le signe d’un abandon de la part des pouvoirs publics. "C’est insupportable d’avoir réservé ces masques en priorité aux hôpitaux, et en deuxième partie aux médecins généralistes, s’insurge Jean-Paul Hamon, président de la Fédération des médecins de France. On a été en première ligne, et on est aujourd’hui très en colère."
Même tonalité à SOS Médecins : "On méritait au moins la même protection qu’à l’hôpital, parce que nous étions fatalement plus exposés", regrette Serge Smadja, le secrétaire général de SOS Médecins, tout en se défendant de vouloir créer une quelconque polémique avec ses collègues hospitaliers. (...)
Interrogée, la direction générale de la Santé (DGS) nous a confirmé que "les masques filtrant de protection de type FFP2 ont été réservés exclusivement aux personnels soignants en établissements de santé, pour la réalisation des gestes médicaux invasifs ou des manœuvres au niveau de la sphère respiratoire".
David Zerbib, médecin généraliste à Clichy (Hauts-de-Seine), lui-même contaminé par le Covid-19, garde un souvenir particulièrement amer de la course contre la montre qu’il a dû faire pour trouver des masques. Testé positif le 23 mars, il s’est arrêté de travailler durant quatre semaines. Lorsque l’épidémie a commencé, il n’était pourtant pas inquiet, convaincu qu’il serait facile de se procurer des masques FFP2 : "On aurait pu nous-mêmes faire des stocks, mais on n’en a pas fait, parce qu’on était persuadés qu’on allait en recevoir comme au moment de la grippe H1N1 [en 2009]. À aucun moment, on ne s’est inquiétés. Y compris quand le prix des FFP2 augmentait."
Des masques FFP2 pourtant promis aux généralistes
David Zerbib n’était pas le seul à avoir cru aux livraisons de masques FFP2. En effet, selon les informations de la cellule investigation de Radio France, le 21 février, Olivier Véran, le ministre de la Santé, a expliqué aux représentants des médecins, lors d’une réunion au ministère, que leur kit – y compris celui des généralistes – allait contenir ce type de masques, se souvient Jean-Paul Hamon de la Fédération des médecins de France, lui-même contaminé par le coronavirus. Des propos du ministre confirmés par plusieurs autres sources médicales qui ont participé à la réunion. Interrogés sur cette promesse, ni le cabinet du ministre, ni la direction générale de la Santé n’ont répondu à nos questions.
Certains vont cependant tomber de haut. (...)
entre-temps, la stratégie du gouvernement a changé, comme en atteste la note publiée le 2 mars par la direction générale de la Santé. Il n’est plus question de masques FFP2 pour les médecins libéraux, mais bien de masques chirurgicaux : "Chaque professionnel de santé recevant ce message, c’est-à-dire médecin généraliste, médecin spécialiste, infirmier diplômé d’État, sage-femme, masseur kinésithérapeute et chirurgien-dentiste, est invité à se présenter à son officine de proximité afin de retirer une boîte de 50 masques chirurgicaux du stock État."
Pour justifier ce changement de stratégie, la DGS précise que les médecins libéraux doivent porter un masque chirurgical, ainsi que leur patient, selon le principe du "double masque". La note précise qu’"en l’absence d’acte invasif, ce principe permet de limiter l’exposition des soignants aux gouttelettes potentiellement infectieuses du patient".
La note précise enfin que "de nouveaux approvisionnements issus du stock d’État seront assurés afin de permettre aux professionnels de santé de disposer de ces équipements en quantités suffisantes". Résultat, les médecins font avec. "C’était mieux que rien parce qu’on n’avait rien, explique aujourd’hui le docteur Zerbib. On savait bien que ces masques ne nous protégeaient pas. Et avec 50 masques, on s’est dit qu’on pourrait en distribuer aux patients qui n’en avaient pas [pour respecter la consigne du double-masque émise par le gouvernement]. On ne pensait pas alors qu’on n’en aurait plus assez pour nous, puisqu’on nous promettait des masques en quantité suffisante."
Quatre masques par semaine (...)
le médecin s’inquiète : "Je réalise que je n’ai plus que quatre masques pour la semaine suivante."
L’après-midi, le docteur Zerbib se démène pour essayer d’en trouver. Il appelle l’Ordre des médecins. Il explique qu’il ne souhaite pas fermer son cabinet et qu’il a besoin de masques pour freiner les contaminations. "La situation a déjà été signalée", lui répond l’Ordre qui précise : "La position de l’Ordre des médecins ne pourra pas être de fermer les cabinets." La mairie qu’il contacte aussi n’a pas de solution à lui proposer. On est trop occupé à organiser les élections qui doivent se tenir le surlendemain. La semaine suivante, il n’a plus de masque à distribuer aux patients symptomatiques. "Je pense à ces patients qui sortent de mon cabinet. Ce sont mes patients. Ils vont contaminer leur famille !", écrit le docteur dans un journal de bord qu’il tient pendant l’épidémie.
Une chaîne de solidarité se met alors en place. Une patiente lui propose quelques masques FFP2 qu’elle a pu récupérer. Il trouve également deux boîtes de masques FFP3 dans une pharmacie. Le 23 mars, épuisé et fiévreux, le docteur Zerbib est testé positif au Covid-19. Il ne reprendra le travail que le 20 avril. Il n’aura jamais reçu le moindre masque FFP2 via un circuit officiel avant de tomber malade. (...)
C’était très difficile car chaque jour, on ne savait pas si on allait en avoir assez. Sans ces dons de masques, on n’aurait pas tenu.Serge Smadja, secrétaire général de SOS Médecinsà franceinfo (...)
Entre lassitude et colère, certains médecins ont le sentiment d’avoir été trompés par les plus hautes autorités. "Ils nous ont annoncé qu’on allait avoir des masques et on ne les a pas eus. Ils ont mis un bon mois avant d’être honnêtes, fulmine Jean-Paul Hamon, de la Fédération des médecins de France. (...)
Trois médecins membres du collectif C19, Emmanuel Sarrazin, le médecin de Tours, Philippe Naccache, et Ludovic Toro, soutenus par plus de 600 personnels de santé, ont porté plainte contre Olivier Véran, le ministre de la Santé. Ils ont saisi la Cour de justice de la République, seule instance habilitée en France à juger des actes commis par des membres du gouvernement dans l’exercice de leurs fonctions. Leur avocat, Maître Fabrice Di Vizio, estime que "le gouvernement n’a pas présenté jusque-là de preuves de commandes ou de contrats pour les équipements nécessaires" de protection, comme des masques. Ces trois médecins ont également déposé plainte contre Agnès Buzyn, l’ancienne ministre de la Santé, et le Premier ministre Édouard Philippe. Leur avocat les accuse de s’être "abstenus" de prendre à temps des mesures pour endiguer l’épidémie de Covid-19. (...)