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Slate.fr
Droits humains : le marché de dupes qu’Erdoğan veut conclure avec l’Europe
Article mis en ligne le 18 mars 2021

À la différence de Vladimir Poutine, son inspirateur et partenaire, Recep Tayyip Erdoğan serait-il redevenu conciliant vis-à-vis de Bruxelles et attentif aux droits humains ?

Le 2 mars, lors d’une cérémonie rassemblant toutes les autorités du pays au palais présidentiel d’Ankara, le président turc présentait un « Plan d’action pour les droits de l’Homme », c’est-à-dire « onze principes, neuf buts essentiels, cinquante objectifs, 393 mesures » afin que « les individus soient plus libres, la société plus forte et la Turquie plus démocratique ». Ce programme pour les deux ans à venir devrait également aboutir à la rédaction d’une nouvelle Constitution, le numéro 1 turc prenant soin de préciser que ce « plan d’action » était principalement motivé par « les besoins et les demandes du peuple ».

On comprend bien la volonté de donner une image plus apaisée de la Turquie, autant pour des raisons internes (difficultés économiques, sanitaires et politiques) qu’externes, comme l’élection de Joe Biden, beaucoup moins conciliant que Donald Trump, et la réunion du Conseil européen des 24-25 mars, qui doit réexaminer les relations entre l’Europe et la Turquie, et fixer d’éventuelles sanctions.
De la poudre aux yeux ?

En Turquie comme à l’étranger, ce « plan d’action » fait cependant l’objet d’un scepticisme prononcé. D’abord parce qu’il ne contient pas grand-chose de convaincant ; ensuite, parce que ce plan est en totale contradiction avec la politique autoritaire bafouant les libertés élémentaires menée depuis une dizaine d’années en Turquie.

Le démantèlement de l’État de droit y a pris une ampleur particulière

À ce jour, on dénombre près de 100.000 inculpations pour appartenance à l’Organisation terroriste des adeptes de Fethullah Gülen (Fetö), tandis que près de 200.000 fonctionnaires, démis de leur poste, ont perdu tous les avantages qui y étaient liés et se sont vus interdits de quitter le pays.

Tout opposant encourt le risque de se faire accuser de terrorisme ou complicité de terrorisme (...)

Le philantrope Osman Kavala, le romancier et journaliste Ahmet Altan et l’ancien co-président du HDP, Selahattin Demirtaş, ont subi des procès politiques expéditifs, dans lesquels les droits de la défense ont été bafoués. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a d’ailleurs demandé à plusieurs reprises la libération immédiate de l’un ou l’autre. Sans succès.

Par ailleurs, les universités font l’objet d’une sérieuse reprise en main idéologique, et la presse et les réseaux sociaux sont sous étroite surveillance, quand ils ne sont pas devenus des officines au service du pouvoir. Bref, l’espace laissé au droit de manifester et à la liberté d’expression se réduit à peau de chagrin. On voit donc mal comment le président Erdoğan pourrait améliorer les droits humains, sauf à rompre ce pacte national-souverainiste, stratégique, avec le MHP, lequel lui est indispensable pour remporter les élections de 2023.
Le grand écart rhétorique

Le deuxième point qui rend ce plan improbable, c’est qu’il se situe à l’exact opposé de la rhétorique gouvernementale. Quoique membre du Conseil de l’Europe, la Turquie, tout comme la Russie, rejette toute ingérence de l’Europe et des Etats-Unis.

D’après le principe selon lequel « c’est celui qui dit qui l’est », le président Erdoğan et bien des responsables turcs nous renvoient à nos propres manquements en matière de droits humains à chaque fois que nous pointons du doigt les leurs. Concernant notre pays, on pourrait multiplier les exemples : rôle de la France au Rwanda, torture pendant la guerre d’Algérie, passé esclavagiste de l’époque coloniale, répression du mouvement des « gilets jaunes », islamophobie…

Quelle que puisse être la réalité des fautes françaises, l’étude comparative et attentive de ces renvois en boomerang conduit presque toujours à ce que les parallèles ne tiennent pas la route.

Mais le caractère incantatoire et systématique du procédé est significatif. (...)

Une instrumentalisation de la coopération avec l’Europe

Mais surtout, le « plan d’action » annoncé le 2 mars par le président Erdoğan ne constitue pas du tout, comme il y prétend, une nouvelle orientation politique des autorités turques, mais bien la conclusion d’un programme de coopération déjà existant avec le Conseil de l’Europe. S’il a été présenté comme novateur par Ankara, c’est à des fins politiques.

Initié en septembre 2019 et destiné à renforcer l’État de droit en Turquie, ce programme, qui aura coûté 42 millions d’euros à l’UE et au Conseil de l’Europe, n’a pas produit grand effet, c’est le moins que l’on puisse dire. Or, Bruxelles nous a confirmé que c’est bien dans ce cadre qu’elle a attribué 1,2 million d’euros au ministère turc de la Justice pour ce plan. (...)

Le « Plan d’action » est en vérité un programme financé par l’Union européenne [...], qu’Erdoğan va instrumentaliser.

Or, ce qui est le plus préoccupant, c’est que le président turc prolonge ce plan avec un projet politique destiné à renforcer sa position, notamment par la perspective d’une réforme des lois électorales et des partis politiques. Celle-ci vise clairement à favoriser le maintien de M. Erdoğan et de l’AKP lors des prochaines échéances électorales de 2023, alors que le président et son parti connaissent une très nette chute de popularité.

Autrement dit, et c’est l’essentiel : ce que le président turc a présenté le 2 mars comme principalement motivé par « les besoins et les demandes du peuple » turc est en vérité un programme financé par l’Union européenne et le Conseil de l’Europe, qu’Erdoğan va instrumentaliser pour y glisser des manipulations électorales afin de rester au pouvoir. Et jusqu’ici, Bruxelles n’en dit mot. Comme si elle fermait les yeux. En espérant sans doute qu’ainsi, Ankara accepte de reconduire l’accord de 2016 selon lequel l’UE sous-traite le sort des réfugiés syriens à la Turquie.

Reste à espérer que les 24 et 25 mars, les responsables européens ne détourneront pas les yeux au nom d’un supposé agenda positif. C’est le minimum qu’ils doivent aux défenseurs des droits humains en Turquie lesquels, il faut bien le dire, n’attendent plus grand-chose de nous. On serait sinon, et malheureusement, justifiés de parler d’un véritable marché de dupes entre l’Union européenne et la Turquie.