
L’Ifop et la Fondation Jean Jaurès ont lancé en octobre 2019 une enquête sur l’adhésion à la thèse de l’effondrement de notre civilisation à brève échéance, qui s’est popularisée en France sous le nom de « collapsologie », auprès d’échantillons représentatifs d’habitants de cinq pays : la France, l’Italie, le Royaume-Uni, l’Allemagne et les États-Unis.
Dans les lignes qui suivent, nous présentons en avant-première certains résultats de cette étude. Il ressort que la population française partage majoritairement (65%) le diagnostic selon lequel la civilisation telle que nous la connaissons va s’effondrer dans les années à venir. Seule la population italienne nous surpasse (71%). C’est en France que l’hypothèse d’un effondrement à échéance de vingt ans maximum est la plus partagée, 35% de la population s’accordant sur ce diagnostic.
L’étude a également pour objectif de cerner les imaginaires politiques et idéologiques associés à l’effondrement. En France, la moyenne de 65% masque des disparités importantes puisque 76% des Insoumis, 74% des sympathisants du Rassemblement national (RN) mais également 71% de ceux de Les Républicains (LR) s’accordent sur la thèse d’un effondrement de la civilisation, tout comme 61% des sympathisants socialistes. Dans ce climat décliniste, les sympathisants La République en marche (LREM) se démarquent en affichant un degré d’optimisme plus élevé : seuls 39% d’entre eux diagnostiquent un effondrement de notre civilisation.
Enfin, en rapprochant divers scénarios d’effondrement (crise climatique, guerre civile...) et de société d’après-effondrement (société écologique, société de lutte de tous contre tous...), nous montrons comment certaines proximités politiques sont associées à certains imaginaires de l’effondrement, avec un partage assez net entre des courants qui prônent l’entraide et la sobriété écologique, et des visions plus individualistes voire défensives de la société post-effondrement, posant la question centrale du rôle de la confiance en autrui et dans l’humain dans la constitution de ces imaginaires contemporains. (...)
Les adeptes de la thèse de l’effondrement divergent en fait quant aux causes identifiées. Deux grands narratifs se concurrencent et fédèrent à peu près le même nombre de suffrages.
Ceux qui pensent que la cause la plus probable serait « les conséquences du réchauffement climatique et de la surconsommation (disparition des espèces, catastrophes climatiques, épuisement des ressources) » sont à peu près aussi nombreux (27% en France par exemple) que ceux qui pensent plutôt « qu’il n’y aura pas d’effondrement soudain mais plutôt une dégradation progressive des conditions de vie actuelles » (32% dans notre pays).
À côté de ces deux visions effondristes mainstream existent deux autres scénarios plus minoritaires et renvoyant à un autre imaginaire nettement plus violent. (...)
L’enseignement principal de notre étude menée sur quatre pays est donc que le niveau d’adhésion à la thèse de l’effondrement est particulièrement élevé en France. Mais bien entendu, tout le monde n’est pas « effondriste » dans les pays étudiés.
Le récit effondriste fait preuve d’une grande diversité et plasticité pour coller aux cultures des différentes familles politiques. (...)
Les sympathisants macroniens qui pensent que l’effondrement est possible partagent plutôt un imaginaire de droite, dans la mesure où l’option qu’ils privilégient pour 45% d’entre eux est celle d’un déclin progressif. C’est dans doute pour conjurer cette perspective funeste d’un déclin français qu’ils ont fait leur l’ambition transformatrice et réformatrice d’Emmanuel Macron. On retrouve cet état d’esprit parmi les sympathisants LR, qui citent à hauteur de 33% ce scénario d’une décadence ou dégénérescence.
Les soutiens du RN, quant à eux, sont les seuls à placer en tête, parmi les causes d’un effondrement prévisible, l’effet de vagues migratoires incontrôlables, (...)
Dans la plupart des pays étudiés, l’adhésion au scénario d’un effondrement de la civilisation est nettement plus prégnant parmi les électorats des formations radicales ou contestataires, de droite comme de gauche. À l’inverse, les sympathisants des partis de gouvernement, plus à l’aise avec le fonctionnement de la société et généralement les mieux insérés socialement, sont tendanciellement moins enclins à communier dans une telle vision. (...)
Nous avons ici une illustration supplémentaire de la polarisation du paysage électoral selon des dimensions émotionnelles, ou plus précisément selon des variables subjectives mises en avant par les chercheurs Yann Algan, Elizabeth Beasley, Daniel Cohen et Martial Foucault (...)
Collapsonautes et survivalistes divergent non seulement par certaines approches de la survie, mais avant tout par leurs finalités : « À l’inverse de ces mouvements écologistes, écrit encore Bertrand Vidal, les néosurvivalistes ne sont pas mûs par le même imaginaire. Quand un écologiste quitte la ville pour cultiver son jardin, il le fait pour rendre le monde meilleur. Pour les survivalistes, ce n’est pas pour rendre le monde meilleur, c’est parce qu’il y a une catastrophe qui plane et c’est donc le seul moyen pour s’en sortir[4]. » (...)
Les scénarios d’après l’effondrement testés, inspirés directement de ces sous-cultures effondristes –mais sans jamais utiliser les termes « collapsologie » ni « survivalisme »– montrent ici encore un partage assez clair des imaginaires.
Une « société stressante et dangereuse dans laquelle l’essentiel de l’activité humaine sera consacrée à la survie » est le scénario le plus probable pour les électeurs des partis de droite et d’extrême droite (à l’exception de l’électorat Hamon), avec un score maximal chez les électeurs de Marine Le Pen, alors que le scénario d’une « société sobre basée sur un retour à l’agriculture traditionnelle, une consommation se limitant aux besoins essentiels » a la faveur des électeurs de Mélenchon –cela ne signifiant pas nécessairement d’ailleurs qu’ils la souhaitent, simplement qu’ils la jugent plus probable. (...)
La combinaison du niveau d’adhésion à la thèse de l’effondrement en fonction de la proximité partisane, étudiée plus haut, et de nos résultats concernant les scénario post-effondrement aboutit à cette représentation schématique du rapport à l’effondrement :
D’une part un tronc commun d’électeurs convaincus par la thèse de l’effondrement, qui se subdivisent ensuite sur l’axe de la confiance et du modèle de société à reconstruire, ce qui correspond assez bien à l’opposition classique entre imaginaires collapsonautes et survivalistes.
D’autre part une partie de la population moins directement concernée par la baisse de son niveau de vie, et donc de son niveau de bien-être, moins susceptible de croire à un effondrement prochain.
Ce partage schématique entre des imaginaires n’implique en rien que les survivalistes votent Marine Le Pen et les collapsonautes pour un candidat écologiste : il signifie plus exactement que certains groupes d’adhérents à la thèse de l’effondrement et certains segments de l’électorat peuvent partager une vision du monde commune. Gardons enfin à l’esprit que cette opposition entre collapsonautes et survivalistes est à nuancer et que dans les faits, des croisements existent entre les deux univers[5].