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DiEM perdidi
par Frédéric Lordon, 16 février 2016
Article mis en ligne le 27 février 2016
dernière modification le 22 février 2016

(...) « Le repli national », l’impossible lipolexe de l’altereuropéisme

Sous un titre – « Démocratiser l’Europe pour faire gagner l’espoir » (1) – qui n’est pas sans faire penser au Robert Hue de « Bouge l’Europe » (ou bien à un reste de stage « Power point et communication événementielle »), Julien Bayou, après avoir parcouru réglementairement les évocations de notre « passé le plus sombre », nous met en garde contre « le repli national, même de gauche », et avertit que « la dynamique d’un repli sur des agendas purement nationaux » pourrait « accélérer la défiance entre Européens ». Dans une veine très semblable, Katja Kipping, co-présidente de Die Linke se dit « totalement opposée à l’idée d’un retour aux Etats nationaux » (2). Qui serait « un retour en arrière », pour ainsi dire un repli donc – national. Or, « en tant que gauche, nous devons avoir le regard tourné vers l’avenir » – oui, c’est un propos très fort. Au passage, on se demande quelles sont, à Die Linke, les relations de la co-présidente et du président, Oskar Lafontaine qui, lui, plaide franchement pour un retour au Système monétaire européen (SME), et ce faisant regarde à l’évidence dans la mauvaise direction. Moins de surprise à propos de Yanis Varoufakis, qui répète de longue date son hostilité à toute sortie de l’euro, à laquelle il donne la forme d’un refus de « l’affreux dilemme entre d’un côté notre système actuel en pleine déconfiture, et de l’autre le retour en force de l’idéologie de l’Etat-nation voulue par les nationalistes » (3).

" Lire aussi Susan Watkins, « Le Parlement européen est-il vraiment la solution ? », Le Monde diplomatique, février 2016. " Ce qui frappe le plus dans ces extraits presque parfaitement substituables n’est pas tant leur stéréotypie que la force d’inertie de leurs automatismes et leur radicale imperméabilité à tout ce qui se dit par ailleurs dans le débat de l’euro – et pourrait au moins les conduire à se préoccuper d’objecter aux objections. Mais rien de tout ça n’arrivera plus semble-t-il, en tout cas dans ce noyau dur de « l’autre Europe » qui se retrouve dans le mouvement DiEM (4) de Varoufakis.

(...) Ça n’est pourtant pas faute d’avoir essayé de dire des choses, et depuis un certain temps déjà. D’avoir fait remarquer par exemple la parfaite ineptie de l’argument « obsidional » qui fait équivaloir sortie de l’euro et retranchement du monde : 180 pays ayant une monnaie nationale, tous coupés du monde ? L’économie française jusqu’en 2002, coupée du monde ? Le Royaume-Uni, déjà hors de l’euro, peut-être bientôt hors de l’UE ? Tellement coupé du monde !

On reste plus perplexe encore du refus borné d’entendre quoi que ce soit des différentes propositions de reconfiguration de l’internationalisme, précisément faites pour montrer qu’il y a bien des manières d’en finir avec l’euro, et parmi elles certaines qui, parfaitement conscientes du péril des régressions nationalistes, travaillent précisément à le contrecarrer. Faut-il être idiot, bouché, ou autiste – on est bien désolé d’en venir à ce genre d’hypothèse, mais c’est qu’on n’en voit guère plus d’autres – pour continuer d’ânonner aussi mécaniquement « repli national » quand on explique qu’il est urgent de développer les liens de toutes les gauches européennes, mais sans attendre une impossible synchronisation des conjonctures politiques nationales, pour préparer celui qui sera en position à l’épreuve de force et à la sortie ? Faut-il être idiot, bouché ou autiste pour continuer de glapir au péril nationaliste quand on fait remarquer que les réalisations européennes les plus marquantes (Airbus, Ariane, CERN) se sont parfaitement passées de l’euro, que si l’intégration monétaire pose tant de difficultés, rien n’interdit – sauf l’obsession économiciste qui ne mesure le rapprochement entre les peuples que par la circulation des marchandises et des capitaux – de concevoir une Europe intensifiée autrement, par d’autres échanges : ceux des chercheurs, des artistes, des étudiants, des touristes, par l’enseignement croisé des littératures, des histoires nationales, par la production d’une histoire européenne, par le développement massif des traductions, etc. ? Mais à quoi sert de répéter tout ceci : dans l’ultime redoute de « l’autre euro » qu’est DiEM, on n’entend plus rien et on ne répond plus à rien – on court tout droit (comme le canard).

Europe démocratique ou Europe anti-austérité ? (...)

il faut dire sans ambages que toute ambition d’une « Europe démocratique » en retrait de ce critère-là – délibérer de tout – a le caractère d’une tromperie. (...)

Ou bien tout ce qui intéresse le destin collectif du corps politique, politiques monétaire et budgétaire comprises et en tous leurs aspects, est offert à la délibération, ou bien ça n’est pas la démocratie. Ne serait-il pas cependant envisageable de trouver un groupe de pays qui, quant à eux, se retrouveraient sur cette question de principe et comprendraient formellement la souveraineté de leur ensemble de la même manière que leurs souverainetés séparées, c’est-à-dire sans restriction de périmètre ? C’est bien possible après tout. Mais ce qui est certain, c’est que ce ne seront pas les dix-neuf actuels, et notamment pas l’Allemagne. Et que, sous cette configuration réduite, à plus forte raison sans l’Allemagne, l’euro d’aujourd’hui aurait vécu.

La stratégie de la désobéissance comme vérification expérimentale (...)

Mais DiEM ne veut rien voir de tout ceci. Par conséquent DiEM échouera. DiEM échouera parce que l’attente du miracle ne saurait remplacer l’analyse des complexions et des tendances réelles, c’est-à-dire, en l’occurrence, l’analyse de l’impossibilité du miracle. DiEM échouera… et en prime DiEM nous fera perdre dix années supplémentaires – puisque tel est bien l’horizon qu’il se donne à lui-même pour refaire « démocratiquement » les traités. Diem perdidi ? Si seulement : decennium perdidi oui ! Et comme toujours dans ces affaires, les dépenses temporelles sont faites aux frais des populations. On reste d’ailleurs rêveur qu’un ancien ministre grec puisse épouser avec une telle légèreté les perspectives grandioses de l’histoire longue quand son propre peuple, à toute extrémité, et dont il devrait pourtant connaître l’épuisement, ne tiendra plus très longtemps. (...)

À DiEM, pas moins qu’ailleurs, on n’est pas feignant de l’évocation apocalyptique – « le cataclysme qu’entrainerait la sortie de l’euro », prophétise l’économiste Julien Bayou . Il n’est pas une année depuis le début de leur crise où l’on n’ait averti les Grecs du « désastre » qui les attendait si jamais leur venait l’idée de s’extraire. Mais au juste, comment pourrait-on nommer la situation où ils ont été rendus selon les règles européennes… sinon un désastre ? 25% d’effondrement du PIB, 25% de taux de chômage, plus de 50% chez les moins de 25 ans, délabrement sanitaire, misère, suicides, etc., est-ce que ce ne serait pas par hasard le portrait-type du désastre ?

La grande force de l’ordre en place, c’est qu’il tolère les désastres accomplis dans les règles, selon ses conventions (...)