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Des migrants et des éoliennes (2/4) Comment la parole raciste s’est libérée
Article mis en ligne le 21 juin 2019

Des commentaires de Marine Le Pen après les attentats commis en 2012 par Mohamed Merah, jusqu’à la lettre adressée par Emmanuel Macron aux Européens lors de la campagne qui vient de s’achever, l’histoire récente du débat sur l’immigration montre comment l’idée de « fermer les frontières » s’est répandue.

Entre le 11 et le 19 mars 2012, le terroriste fondamentaliste Mohamed Merah assassine sept personnes dont trois enfants et fait six blessés entre Montauban et Toulouse. Il est finalement abattu le 22 mars. Quelques jours après, le 25 mars, en meeting près de Nantes, Marine Le Pen, à l’époque candidate à la Présidence de la République, demande :

« Combien de Mohamed Merah dans les bateaux, les avions, qui chaque jour arrivent en France remplis d’immigrés ? »

« Combien de Mohamed Merah parmi les enfants de ces immigrés non assimilés ? »

Ce passage de son discours – pour la petite histoire, écrit par Florian Philippot – fait sensation. Et il fait sensation par sa forme et non pas par son contenu. Le contenu du message de Marine Le Pen est en effet identique à celui du message qui sera prononcé quelques jours après par Nicolas Sarkozy, qui, exactement comme son adversaire à l’élection présidentielle, établit un lien entre terrorisme et immigration :

« On ne peut pas continuer à faire campagne comme s’il ne s’était rien passé. Il faut plus de gravité, plus de profondeur, plus de vérité. Nous n’avons pas le droit d’esquiver le débat. Les événements récents nous obligent à aller au bout des débats, à ne laisser aucune question de côté. »

« Comment intégrer, comment assimiler, si une vague migratoire incontrôlée vient indéfiniment réduire à néant les efforts de la République ? »

A la différence de Sarkozy, pourtant, Marine Le Pen choisit d’abandonner la langue de bois traditionnelle, et formule ce message apparemment – et nous soulignons apparemment – “sans détours”.

Elle emploie des mots concrets plutôt qu’abstraits (avions, bateaux, enfants, etc.), appartenant pour la plupart à un vocabulaire de très haute fréquence, agencés dans des phrases courtes et syntaxiquement simples (le score scolarius, l’un des scores de lisibilité, de ce passage est égal à 65, niveau primaire).

Et ce faisant, elle simule un style colloquial qui lui permet de créer une très dangereuse illusion d’« immédiateté pragmatique ». Dans notre culture, le style colloquial est utilisé dans des situations qu’on définit comme « immédiates », c’est-à-dire caractérisées par une intimité entre les locuteurs, par des émotions partagées et surtout par une volonté affichée de « coopération » au sens technique du terme : une volonté de fournir des contributions claires, pertinentes, utiles et vraies.

Or, il faut être conscient du fait que ce n’est pas parce que nous utilisons un franc-parler que notre parler est forcement franc. (...)

On pourrait être tenté de dire que « tout change pour que rien ne change » dans le langage nouveau de la communication politique et qu’en dépit de son style apparemment direct, ce discours de Marine Le Pen n’est pas moins manipulatoire – et moins prudent – que n’importe quel discours formulé en langue de bois.

Et pourtant les choses sont plus compliquées que cela.

Le style choisi par Marine Le Pen, et plus généralement par la droite dite « populiste », a, en effet, un pouvoir performatif en soi. Il retentit comme une invitation implicite à affronter de manière simple, voire simpliste, des questions complexes et délicates telle que la question migratoire.

Cette invitation implicite fait pendant aux nombreuses incitations explicites venant des responsables politiques à « aller au bout des débats, à ne laisser aucune question de côté » (Nicolas Sarkozy), à « le dire » (Jean Louis Masson). Et elle fait pendant également à une certaine culpabilisation de la retenue : « Nous n’avons pas le droit d’esquiver le débat » dit Sarkozy ; « le politiquement correct ne doit pas nous freiner dans la lutte contre le fondamentalisme islamique » lui fera écho Marine Le Pen.

Bref, à partir des attentats de Toulouse, se multiplient les incitations à dire qu’un lien existe entre migration et « terrorisme », « salafisme », « fondamentalisme islamique », « fondamentalisme islamiste ». Les termes varient au fil du temps ainsi que – nous le verrons – la nature de ce lien. (...)

Ce débat, qui a l’apparence d’un débat national, est en réalité tout sauf isolé en Europe. (...)

Quelques mois plus tard, en France, l’attentat contre Charlie Hebdo rouvre de façon extrêmement traumatisante le débat. La réaction de Marine Le Pen est claire et elle va encore une fois, mais dans un contexte désormais changé, dans le sens de la nécessité de la libération de la parole :

« Cet attentat doit libérer la parole face au fondamentalisme islamique »

Et la parole se libère, y compris la parole officielle. Pour ne rappeler que trois exemples très célèbres, et très officiels, le maire de Nice, Christian Estrosi, parle en août 2015 pour la première fois explicitement en France, en se fondant sur le débat italien de l’été précédent, d’ « infiltrations de terroristes » parmi les migrants :

« Parmi les migrants, nous avons des terroristes de Daech qui s’infiltrent » (...)

Le sénateur Jean-Louis Masson, de son côté, prononce pour la première fois en octobre 2015 un discours ouvertement raciste devant le Sénat français ; il affirme que l’immigration islamique est structurellement différente de l’immigration européenne et asiatique du passé qui « ne posaient pas problèmes ». Il compare l’exiguïté des aides aux pauvres français avec les bénéfices destinés aux immigrés, il revendique non seulement le droit, mais aussi le devoir de libérer le mot (« il faut le dire ») face à la « pensée unique » des « bienpensants ». Il conclut son discours en précisant que :

« L’immigration d’aujourd’hui c’est les terroristes de demain »

L’intervention de Jean-Louis Masson est fortement disputée, mais non sanctionnée au Sénat, elle passe inaperçue dans les médias, elle fait pourtant du bruit sur les réseaux sociaux, où de nombreux internautes (notamment sur YouTube où l’intervention est publiée) applaudissent le franc parler, le courage de dire la vérité du sénateur.

A la veille des attentats du 13 novembre 2015, l’équation entre migrant et terroriste, quoique différée dans le temps (le migrant d’aujourd’hui est le terroriste de demain), est donc posée de manière très assumée, officielle et partagée.

C’est dans ce contexte, que la nuit du 13 novembre, lorsque les attentats de Paris sont encore en cours, en lançant un plan préparé après les attentats de janvier, le président de la République François Hollande déclare l’état d’urgence et ferme les frontières françaises.

La décision de fermer les frontières est prise dans le cadre de la clause de sauvegarde du code frontières Schengen de 2006, qui autorise le rétablissement provisoire des contrôles en cas de « menace grave pour l’ordre public et la sécurité intérieure ». Le président Hollande ferme donc les frontières françaises provisoirement et pour des raisons purement sécuritaires.

Et pourtant son geste est potentiellement lourd de significations politiques si l’on considère que la sortie définitive (et non seulement provisoire) de l’espace Schengen comme moyen de protection de la France de la migration (et non seulement du terrorisme) est prônée depuis des années par le Front National.

Marine Le Pen lève toute l’ambiguïté sur l’interprétation à donner au geste du président de La République, lors de sa réaction officielle aux attentats, en déclarant que :

« Il est indispensable que la France retrouve la maîtrise de ses frontières »

Et en y ajoutant

« définitivement » (...)

Si elle n’arrive pas encore à établir une équation, comme le font déjà plusieurs de ses compagnons de route, Marine Le Pen, commence néanmoins au lendemain des attentats du 13 novembre à mettre migrants et terroristes dans la même catégorie. (...)

Le pas successif, qui clôt cette première séquence du débat récent sur l’immigration, se fait en tout début de 2016, après que 600 plaintes sont déposées par des femmes dénonçant des violences sexuelles et des vols survenus à Cologne et à Hambourg la nuit de la Saint Sylvestre 2016 pour lesquelles la police met en cause des Nord-Africains en situation irrégulière et des demandeurs d’asile.

Suite à ces évènements, Marine Le Pen prend la parole dans une tribune dans l’Opinion pour constater avec satisfaction que la survenue libération de la parole (« Notre discours n’a fait que gagner en légitimité et en audience », « les langues commencent seulement à se délier », « les fausses pudeurs médiatiques tombent enfin ») a permis de mettre finalement en évidence les conséquences néfastes de l’immigration. A côté du risque terroriste, elle mentionne un risque pour « la situation économique de la France », pour « la cohésion sociale », pour « la sécurité », pour « la laïcité », pour « l’identité nationale », et bien sûr pour « les droits des femmes », « la liberté », « la civilisation française ». Elle dénonce par ailleurs « l’irresponsabilité d’Angela Merkel », « la faiblesse de François Hollande », l’incapacité de l’UE de résoudre le problème. Et elle demande un référendum qui permette aux Français de décider s’ils souhaitent « oui ou non qu’on cesse d’accueillir les migrants sur leur territoire », s’ils souhaitent « oui ou non sortir de l’espace Schengen ».

Bref, d’un point de vue politique, cette tribune sert à déclarer gagnée la bataille pour la libération de la parole et à poser sur la table l’un à côté de l’autre tous les sujets que cette parole libérée aura à affronter dans les mois suivants, en instrumentalisant ainsi, de bout en bout, comme nous le verrons, le discours sur l’immigration. (...)