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Des massacres oubliés de mai 1967 en Guadeloupe aux prémices de l’ordre sécuritaire moderne dans les quartiers
Article mis en ligne le 31 mai 2017
dernière modification le 29 mai 2017

C’est une commémoration méconnue : il y a 50 ans, les 26 et 27 mai 1967, la police et l’armée françaises réprimaient brutalement des manifestations ouvrières et lycéennes en Guadeloupe. Alors que Pointe-à-Pitre se révolte, les forces de l’ordre se livrent à un massacre qui fait au moins 8 morts selon les sources officielles. Des recherches approfondies démontrent qu’un modèle de contre-insurrection a été expérimenté sous l’autorité d’un préfet, Pierre Bolotte. Formé en Indochine puis en Algérie, il deviendra le premier préfet de la Seine-Saint-Denis et l’architecte d’une nouvelle forme de police, inspirée de ce modèle colonial et militaire. Enquête aux sources de l’ère sécuritaire.

(...) Une méthode systématisée en Algérie

Après l’Indochine, Bolotte est affecté à sa demande en Algérie. Sous-préfet de Miliana de mai 1955 à août 1956, il a « la possibilité de mettre en action ce que m’avaient appris les affaires d’Indochine », écrit-il dans ses mémoires [2]. Bolotte transfère alors et réagence des « hiérarchies parallèles », structures d’encadrement et de surveillance de la population. Il établit un « bureau militaire » et met en place des unités mixtes militaires et policières. Selon lui, il faut quadriller le territoire, fournir du travail aux populations et taper fort dès les prémisses de résistances collectives.

Dans une lettre confidentielle qu’il envoie au premier ministre le 28 février 1956, il propose pour l’Algérie « un pouvoir fort – peut-être même dictatorial – [qui] comporterait [...] le retour à l’ordre et le véritable progrès économique et social [3]. » Il est promu directeur de cabinet du préfet d’Alger en août. Il y renforce la police et établit des échanges entre les préfectures d’Alger et de Paris.

Appliquée à Alger (...)

Bolotte forge à Alger un modèle d’encadrement militaro-policier, racialisé et sexualisé des quartiers colonisés, depuis le répertoire contre-insurrectionnel indochinois. Il participe aussi à la conception de la bataille d’Alger, première grande application de cette guerre moderne en ville par la militarisation de la Casbah en 1957 [4]. Menacé par la montée en puissance de la connexion entre militaires et colons “ultras”, Bolotte maintient l’idée que « toute guerre anti-terroriste est une "sale guerre’’ » et qu’« il faut en passer par là si l’on veut ramener l’ordre et la paix ». (...)

Adaptée à la Guadeloupe

En septembre 1958, Pierre Bolotte est muté à la Réunion. Il y développe une politique de “pacification” néocoloniale « pour éviter le développement d’une tendance plus ou moins autonomiste ». Depuis cette grille de lecture, il dirige des programmes de contraception forcée et de déportation en métropole.

En juin 1965, il obtient le titre de préfet et est nommé en Guadeloupe. Après un tour des notables et des administrations, il se dit « informé et convaincu de l’existence de plusieurs petits organismes qui militaient pour l’autonomisme, et même pour l’indépendance ». Il met alors en alerte les cabinets ministériels, Matignon et l’Elysée. « Je fus entendu, et je revins persuadé qu’il y avait là […] une menace directe contre les départements français de la Caraïbe », écrit-il, confirmant déjà l’application de la grille de lecture anti-subversive à la Guadeloupe.

L’Etat se focalise alors sur le Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe (GONG). Fondé à Paris en 1963, celui-ci compte une dizaine de membres qui revendiquent l’autodétermination, écrivent des slogans indépendantistes sur les murs et diffusent des tracts dans les luttes sociales.

« À traiter sans ménagement aucun » (...)

Des jeunes des bidonvilles accourent vers le centre ville pour défier l’ordre colonial comme en décembre 1960 en Algérie.

Bolotte déploie des gardes-mobiles formés dans et par la guerre Algérie, comme une grande part des troupes et des cadres dirigeant les états-majors policiers, militaires et politiques à l’époque. Le préfet est dès lors couvert par Foccart auprès de De Gaulle. L’armée est autorisée à tirer pour maintenir une forme de couvre-feu. Des témoins décrivent plusieurs personnes abattues dans la rue, des tabassages et des corps à la sous-préfecture, des tortures lors d’interrogatoires et des disparitions forcées. L’aspect technique et systématisé de ces violences militaro-policières est caractéristique de l’appareillage “anti-subversif”.

Le lendemain, 27 mai, un millier de lycéens défilent dans les rues pour soutenir les ouvriers et dénoncer la répression. Bolotte assure que « des meneurs du GONG incitaient les élèves [ …] à manifester ». Il fait alors procéder au « quadrillage des carrefours de la ville et de ses accès ». Les lycéens sont dispersés sans ménagement. Les affrontements reprennent et les gendarmes tirent. L’État reconnaîtra officiellement huit morts mais des témoignages suggèrent un chiffre bien supérieur. Le procès intenté en 1968 contre différents militants, notamment du GONG, prouvera par ailleurs son absence d’implication et le caractère spontané de la révolte de Mé 67 [8].

Des colonies à la Seine-Saint-Denis

Fin juin 1967, Pierre Bolotte est envoyé à Paris et devient en 1969 le premier préfet d’un nouveau département expérimental, la Seine-Saint-Denis. (...)

Le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin, passionné de contre-insurrection, le charge de concevoir une nouvelle architecture de police. Sous l’autorité de Bolotte, l’officier Claude Durant conçoit une police “anticriminalité” pour chasser les nouvelles figures de l’ennemi intérieur dans les quartiers populaires. La première Brigade anti-criminalité (BAC) est fondée le 1er  octobre 1971 à Saint-Denis, en adaptant pour la ségrégation néolibérale les techniques de police élaborées par Bolotte à Alger.

Ces unités sont généralisées en avril  1973. Le préfet s’implique pour qu’on développe ces « îlotages » dans tous les quartiers des « banlieues à forte population immigrée » où « tous ces actes criminels de plus en plus nombreux, insensibles et agressifs, sont allés se développant. Tout cela représente le retour d’une barbarie primitive, et c’est un pas en arrière de nos civilisations », résume-t-il au tournant des années 2000.

La carrière du préfet Bolotte montre comment l’ordre sécuritaire émerge au croisement de la restructuration néolibérale et de la contre-révolution coloniale. On y voit l’industrie de la guerre policière se développer face à la recomposition constante de résistances populaires.