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les jours heureux
Denis Sieffert : « Ceux qui pensent que ça ne peut pas être pire que maintenant se trompent lourdement »
Gauche : les questions qui fâchent... Et quelques raisons d’espérer, par Denis Sieffert, Les Petits matins, 2021. 229 pages, 16 euros.
Article mis en ligne le 15 mars 2021

Dans son nouveau livre (1), Denis Sieffert, éditorialiste de l’hebdomadaire Politis, dont il a longtemps été le rédacteur en chef puis le directeur de la publication, confronte les gauches françaises à des « questions qui fâchent » - comme celles, parmi beaucoup d’autres, de la laïcité, de la liberté d’expression ou de la République, auxquelles il consacre, à contre-courant de l’interminable glissement réactionnaire où se sont laissé·es couler tant de prétendu·es « progressistes », de belles et fortes pages. Il revient ici, dans un moment où la tentation du laisser-faire semble s’ancrer au sein de l’électorat de gauche, sur la nécessité morale de faire - malgré tout, et quoi qu’il en coûte ponctuellement - barrage à l’extrême droite.

Denis Sieffert : La morale a malheureusement connu de très mauvais usages sous des gouvernements de gauche. Je me souviens de ce que j’écrivais au début des années Mitterrand. (...)

On faisait la leçon aux électeurs tentés par le Front national. À Politis, nous pressentions que cette façon exclusive de mener le combat était vouée à l’échec. C’est exactement ce qui s’est produit. Peu à peu, une partie de nos concitoyens, les plus en difficulté dans les territoires, ont pris en grippe ces « élites » qui leur faisaient « la morale » en les abandonnant à leur misère. (...)

À l’époque, les gens de SOS-Racisme étaient sans doute sincères, mais ils étaient instrumentalisés par le néolibéralisme mitterrandien, celui de Maastricht et de la dérive financière.

C’est l’un des grands crimes contemporains de la social-démocratie que d’avoir opposé la morale et le social, alors que l’un ne va pas sans l’autre. On a d’abord instrumentalisé la morale, puis souvent les mêmes l’ont ringardisée. L’antiracisme, le féminisme, et l’écologie, sont devenus dans le discours de gens regroupés notamment autour du Printemps républicain des obsessions de privilégiés. Cette démagogie peut s’apparenter à ce qu’on appelle le populisme.
Aujourd’hui, le mal est fait. Avec quelques concours de circonstances, Marine Le Pen peut espérer gagner la présidentielle de 2022. Le néolibéralisme a accompli son œuvre. Pour la combattre, l’argumentaire social ne doit évidemment pas disparaître. Mais dans les années 1980-1990, il s’adressait à une gauche au pouvoir. Le gouvernement Macron, lui, est clairement de droite. Et c’est à la gauche que je m’adresse dans mon livre, pour qu’elle se mobilise pour faire barrage à Le Pen. Et là, nous employons des arguments moraux.

On ne peut pas transiger sur le racisme, l’homophobie, le machisme, la xénophobie. Même au prétexte de faire battre Macron. Cette morale est un impératif catégorique en soi. C’est aux partis et aux dirigeants de gauche tentés par une dérobade tragique que j’essaie de m’adresser. Je leur dis qu’il n’y a pas de bonnes raisons de favoriser l’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen. La politique du pire qui imagine que cet événement ouvrirait une période révolutionnaire relève de la roulette russe. La morale, qui est donc centrale dans l’argumentaire anti-Rassemblement national, n’est pas une chose abstraite. Que l’on pense au sort qui serait réservé aux immigrés, aux jeunes des banlieues. Que l’on pense aux homosexuels. Serions devenus sourds aux discours, pas tant de Marine Le Pen elle-même, que de tous ceux qui deviendraient ministres, et qui sont actuellement des élus locaux ou des petits fascistes encore dans l’ombre ? Que l’on pense au mouvement social, au syndicalisme. Imagine-t-on ce que serait la police sous un gouvernement d’extrême droite ? Ceux qui pensent que ça ne peut pas être pire que maintenant se trompent lourdement. Les instincts déjà difficilement contenus aujourd’hui seraient libérés. Le racisme encore tabou pourrait s’étaler par des voix officielles, façon Zemmour. On a vu l’oubli de la morale dans l’attitude d’une certaine gauche française à l’égard de Trump. En 2016, il fallait tellement provoquer la défaite de Clinton que l’on en venait à souhaiter, plus ou moins ouvertement, la victoire d’un raciste homophobe, proche du Ku Klux Klan. Je ne souhaite pas que l’on répète cette faute « morale » dans la France de 2022. (...)

Il faut subvertir la Vème République dès le lancement de la campagne en donnant une dimension collective à la candidature. Mais s’il faut envisager l’hypothèse, hélas probable à l’heure actuelle, d’un deuxième tour Macron-Le Pen, évitons de tracer un signe égal entre les deux. Il est vrai que ce discours est plus difficilement audible qu’en 2017. Ne serait-ce que parce que Macron est au pouvoir et qu’il prend les coups bien mérités, tandis que Marine Le Pen est suffisamment à l’abri pour faire oublier ce qu’elle est. N’oublions pas ce qu’elle représente dans l’histoire. Instruisons-nous des exemples à l’étranger : Salvini, Orban, Bolsonaro, ça n’est pas la même chose que la droite néolibérale.

Mais, surtout, répétons qu’il ne s’agit pas d’adhérer en quoi que ce soit à la politique de Macron. J’avais employé en 2017 l’expression « geste technique » pour empêcher l’accès au pouvoir de l’extrême droite. Macron, c’est vrai, a abaissé la démocratie. Il a donné une partie du pouvoir à des gens — Darmanin, Blanquer, notamment— qui ne sont pas très loin de l’extrême droite. Ce n’est pas une raison pour prendre le risque de plonger dans l’inconnu au point de sacrifier les règles les plus élémentaires de la démocratie qui sont encore en place. Macron, c’est évident, joue de l’extrême droite pour nous enfermer dans son piège. Et nous avons la tentation de lui faire payer ce jeu sordide. Mais à la fin, qui paierait le prix de cette vengeance ? Le peuple. Et tous ceux qui s’inscrivent dans un combat de transformation sociale. (...)

Les raisons d’espérer tiennent dans la fameuse alternative posée après guerre par Castoriadis et Lefort « socialisme ou barbarie ». Le contexte est aujourd’hui différent, mais la formule fonctionne toujours, à condition de l’actualiser : éco-socialisme ou barbarie. Mais il y a urgence. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les comportements politiques ne sont pas pour l’instant à la hauteur des enjeux. Dans un grand rêve, il faudrait ce que j’ai appelé un « congrès de Tours à l’envers », mettant toutes les forces de gauche et écologiste autour d’une table. Si le rêve ne se réalise pas, il peut vite devenir cauchemar.