
Enquêter sur les déchets, c’est s’aventurer, à rebours des vitrines bien entretenues des temples de la marchandise, sur le versant obscur de l’activité de nos sociétés. En France, 355 millions de tonnes de déchets sont produites chaque année, selon le dernier recensement disponible [1]. Qu’on se rassure : seuls 3 % de ces montagnes de déchets sont dangereux ! Soit tout de même 10,65 millions de tonnes…
Quel sort pour ces déchets essentiellement issus de l’activité industrielle et du bâtiment ? Pas d’inquiétude ! Selon le ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’énergie, 50 % de ce tonnage est « valorisé ». Entendez par là incinéré ou recyclé. C’est justement au projet d’incinérateur très controversé de Fos-sur-Mer que l’anthropologue Tobias Girard a consacré sa thèse [2]. Après une quarantaine de procédures, l’incinérateur a finalement été construit et mis en route en 2010. Petite rétrospective. (...)
CQFD : Les déchets n’apparaissent pas comme un objet de recherche très noble. Pourquoi s’intéresser à cette question ?
Tobias Girard : « En fouillant un tas d’ordures, on peut reconstituer toute la vie d’une société », disait Marcel Mauss, le père de l’anthropologie. D’une part, les déchets reflètent notre mode de vie, trahissent ce que nous voulons cacher et dont nous aurions préféré nous débarrasser discrètement. Les paparazzi qui fouillent dans les poubelles des stars en savent quelque chose. Les déchets dessinent d’autre part les revers de notre société de consommation. Un tiers de la nourriture produite est jetée. Enfin, les ordures sont un enjeu de pouvoir, un marché public qui aiguise les appétits privés et une source de trafics très lucratifs.
Pourquoi avoir choisi d’enquêter sur la région de Marseille ?
A Marseille, on avait une décharge hors norme sur tous les plans. De 1887 à 2010, des ordures y ont été entassées jusqu’à former une butte de la hauteur d’un immeuble de dix étages sur 80 ha. Il n’y avait au début ni plastique, ni usage systématique de produits chimiques dans la consommation courante. Les gadoues étaient acheminées par train et accumulées sur un tas qui servait de fumier pour l’agriculture dans la plaine de la Crau. Au bout d’un moment, les agriculteurs du coin ont refusé d’épandre les gadoues de Marseille. Le tas a continué à grossir et c’est comme ça que la décharge dite d’Entressen est née. Un nom qui ne rend pas justice, puisque qu’il s’agit de la décharge de Marseille, délocalisée à 70 km de sa ville d’origine et située sur la commune de Saint-Martin-de-Crau.
La décharge a longtemps été laissée à son sort sans aucune autorisation préfectorale, comme de nombreuses décharges en France. La nappe phréatique est polluée sur des kilomètres, les nuées de gabians (grosses mouettes, ndlr.) qui l’habitaient faisaient penser au film d’Hitchcock et dès qu’il y avait du mistral, les sacs plastiques se répandaient aux alentours (...)
Tous les riverains se plaignaient, ils n’en pouvaient plus. Régulièrement attaqués sur cette question, les élus de Marseille ont présenté la mise en route de l’incinérateur comme une alternative à la décharge. Cette dernière a été tardivement réhabilitée et mise aux normes pour finalement fermer en 2010, et l’incinérateur a pris le relais. Mais les spectres d’Entressen continuent de hanter la Camargue. Dernièrement, des travaux de drainage d’un canal situé en pleine réserve naturelle ont exhumé des milliers de mètres cubes de sacs plastiques.
Quelle est la particularité de l’incinérateur de Fos-sur-Mer ?
Il y a une centaine d’incinérateurs en France, mais celui-ci est le seul à avoir été délocalisé, c’est-à-dire porté par des élus pour être implanté sur le territoire d’autres élus. En général, les élus construisent leurs décharges ou leurs incinérateurs sur leur propre territoire. La communauté urbaine de Marseille a tenté de le faire, de 1989 à 2001, sans y arriver, pour des raisons principalement électorales. Elle s’en est sortie en l’implantant sur le port autonome, dans la zone industrielle de Marseille, mais sur la commune de Fos-sur-Mer qui n’en voulait pas.
Comme il s’agit d’une zone gérée par l’état, il y a un certain nombre de règlementations qui ne s’y appliquent pas, comme la loi littoral. Les habitants dénoncent une zone de non-droit démocratique. (...)
Malgré une quarantaine d’actions en justice intentées contre lui, l’incinérateur est entré en service en 2010 au terme d’une vingtaine d’années de luttes, ponctuées de multiples rebondissements. Quelles sont les choses les plus marquantes qui se sont dégagées de ton enquête ?
Ce qui est frappant, c’est de voir comment on peut utiliser une menace, quelle qu’elle soit, pour en faire un objet de pouvoir. Là où il y a danger, il y a pouvoir. Celui qui manie la menace peut s’imposer comme celui qui va pouvoir guider et protéger ses brebis contre ce danger. La « culture du risque » dans la zone industrielle, c’est un projet politique : il faut avoir confiance dans le pouvoir qui nous dirige et nous contraint « pour notre propre bien ». Le conflit de l’incinérateur permet d’éclairer ces mécanismes. (...)
il n’est guère étonnant que les éco-mafias se soient rapidement intéressées au trafic des déchets. Les moyens ne manquent pas pour y arriver : déclasser les déchets toxiques et les faire passer pour moins dangereux qu’ils ne le sont et les revendre ou les « traiter » à moindre coût dans des décharges officielles ; produire de faux certificats pour faire croire que les déchets ont bien été déposés dans une décharge légale, alors qu’ils ont été enfouis dans des carrières abandonnées ou brûlés à l’air libre, etc. Les éco-mafias italiennes qui font le trafic de déchets toxiques dégageraient la moitié du chiffre d’affaires de Véolia, l’une des majors de l’eau et du déchet ! Les informateurs de Roberto Saviano, l’auteur de Gomorra, estiment que c’est grâce à elles que l’Italie a pu entrer dans l’euro. Elles ont fait économiser beaucoup d’argent aux industries en balançant les déchets dans des trous, voire en les revendant après les avoir mélangés à du compost. À Fos-sur-Mer et Marseille en comparaison, ça reste « gentil », mais à Montreuil ou Nîmes, on est au même niveau que Naples. Les parrains de la drogue font aussi les poubelles.