
L’idéologie dominante aime présenter les tenants de la gauche dite « radicale » comme des brutes ou comme des rêveurs de l’absolu indifférents au monde réel. Et s’il s’agissait exactement du contraire ? Et s’il y avait une sagesse révolutionnaire absolument nécessaire pour résister à la barbarie de la pensée dominante et à son envers, bien plus que son contraire, le fascisme et le fondamentalisme sanglants ? C’est ce que tentera d’élaborer Sophie Wahnich de numéro en numéro. Dans cette première chronique, elle nous invite à repenser la sauvagerie du traitement que les institutions européennes ont réservé à la Grèce à l’aune de la pensée de Saint-Just.
Pour Saint-Just, dominer, être spectateur de la domination, se soumettre à la domination, c’est vivre comme des « sauvages ».
Qu’est-ce à dire ? Des êtres cruels qui, loin de vivre d’une manière sociale naturelle, vivent d’une manière conventionnelle cruelle. Le sauvage, c’est celui qui vit sous une convention politique qui autorise domination et cruauté.
Il faut écouter Saint-Just encore plus longuement :
« La plupart des erreurs de la cité sont venues de ce qu’on a regardé la législation comme une science de fait. De pareilles idées devaient perpétuer les peuples dans l’esclavage, puisqu’en supposant l’homme farouche et meurtrier dans la nature, on n’imaginait plus d’autres ressorts que la force pour le gouverner. C’est ainsi qu’on a fait des agrégations et non point des sociétés. C’est ainsi que les hommes ont abandonné leur bonne nature sociale faite d’indépendance, d’affects amicaux et amoureux.
On s’accoutuma à croire que la vie naturelle était la vie sauvage, quand ce qui est sauvage et cruel vient de la domination.
L’état social ne dérive point de la convention, et l’art d’établir une société par un pacte ou par les modifications de la force est l’art même de détruire la société qui est la condition humaine (…) ».
Il ne faut donc pas prendre la majorité des êtres humains pour des animaux sauvages à dompter mais reconnaître leur nature humaine, c’est-à-dire implicitement faite d’humanité : une indépendance qui aime la socialité.
« Il faut que vous fassiez une cité, c’est-à-dire un peuple de citoyens amis, hospitaliers et frères. » (...)
Le commerce des hommes en devenant marchand signe la perte des sentiments naturels de sociabilité au profit des dits rapports de force oppressifs.
Dans les Fragments d’institutions républicaines, Saint-Just revient à plusieurs reprises sur cette confusion et la manière dont la question économique est une question de moralité politique (...)
la défaite de la résistance à l’oppression : l’indifférence. « Vous êtes des bêtes féroces vous qui divisez les habitants d’une république et tracez un mur semblable à celui de la Chine autour de toutes les peuplades. Vous êtes des sauvages vous qui isolez la société d’elle-même. (…) bientôt les Français n’auraient plus parlé la même langue. Il s’est fait depuis quelque temps peu de mariages éloignés ; chaque maison étant pour ainsi dire une société à part. »
« Il y a trop de lois, trop peu d’institutions civiles », entendez les institutions sociales qui humanisent.
Nous connaissons aujourd’hui les bêtes féroces qui divisent les peuples européens au nom de lois produites par une science de fait et non par un sentiment commun d’humanité. Nous aussi vivons comme des sauvages, avec cruauté, indifférence, dans des rapports politiques et économiques de domination qui n’en finissent pas de détruire nos sociétés. C’est pourquoi la sagesse pourrait consister à renouer avec certains mots d’ordre, notamment celui de Saint-Just : « il faut que vous fassiez une cité, c’est à dire un peuple de citoyens amis, hospitaliers et frères ».