
La moitié des sites naturels inscrits au patrimoine mondial de l’humanité sont aujourd’hui menacés par des développements industriels, notamment dans les secteurs minier et pétrolier. Autant de lieux inestimables et de refuges pour la biodiversité qui risquent de se trouver à terme rayés de la carte, du fait de notre incapacité à remettre en cause un modèle de développement vorace.
Plusieurs multinationales françaises sont impliquées dans des projets qui risquent de dégrader ces sites exceptionnels. Des parcs nationaux africains aux îles arctiques, des forêts primaires asiatiques au bassin amazonien, passage en revue de ces possibles destructions programmées. (...)
on observe aujourd’hui une tendance à la réduction progressive ou à la suppression des aires naturelles protégées dans le monde. Selon une étude récente, pas moins d’un demi-million de kilomètres carrés d’aires protégées dans 57 pays auraient ainsi été perdus, sacrifiés au développement industriel [1]. Les menaces qui pèsent sur ces sites naturels inestimables illustrent notre incapacité à sortir d’un mode de développement vorace et destructeur. Les dégâts causés par les populations locales (braconnage, déforestation…) contribuent également à mettre en danger l’intégrité de certains sites, mais il reste possible d’imaginer que ces communautés adoptent de nouveau des activités économiques compatibles avec la préservation de leur environnement naturel. En revanche, l’exploitation de concessions de minerais ou d’hydrocarbures – de même que la déforestation, les grands projets d’infrastructures ou encore l’agriculture et la pêche intensives – sont incompatibles dans leur principe même avec le statut de patrimoine mondial. Certains sites risquent d’être purement et simplement rayés de la carte. (...)
La part de responsabilité des multinationales françaises
De nombreuses multinationales se sont solennellement engagées à ne pas développer de projets dans les sites du patrimoine mondial. Aussi salutaires soient-ils, ces engagements ne sont pas sans zones d’ombre. C’est ainsi par exemple qu’en République démocratique du Congo, Total a promis de ne pas forer dans le parc des Virunga, mais pourrait le faire aux abords de la zone protégée, ainsi que dans le parc national de Murchison Falls en Ouganda (voir ci-dessous). Pourtant, les sites du patrimoine mondial souffrent presque autant des effets indirects des activités avoisinantes que de celles qui ont lieu directement sur place.
La liste ci-dessous, non exhaustive, vise à illustrer l’ampleur des menaces qui pèsent sur des sites naturels inestimables – inscrits ou non au patrimoine mondial – et sur ceux qui y habitent, ainsi que la part de responsabilité des multinationales françaises. Y figurent surtout des entreprises pétrolières et minières, car ce sont elles qui opèrent directement dans les territoires concernés. Des secteurs comme l’agroalimentaire ou la grande distribution ont eux aussi une influence néfaste – même indirecte – sur les grandes aires naturelles protégées, à travers leurs chaînes d’approvisionnement. Des sites du patrimoine mondial comme les forêts de Sumatra ou le Banc d’Arguin en Mauritanie sont davantage menacés par, respectivement, les plantations d’huile de palme ou la pêche industrielle que par les industries extractives. (...)
Sous la pression de la société civile, de nombreuses institutions financières – parmi lesquelles BNP Paribas, Société générale et Crédit agricole – se sont engagées à ne pas financer le terminal charbonnier d’Abbot Point. Les banques françaises restent cependant impliquées dans d’autres projets du même type dans le périmètre ou à proximité de l’aire protégée [3]. Notamment le grand terminal méthanier Gladstone LNG, sur l’île de Curtis, dont Total est partie prenante (lire l’enquête de l’Observatoire des multinationales au sujet de ce projet). En 2011 et 2012, le déversement de déchets toxiques issus des développements portuaires dans la baie de Gladstone a entraîné une mortalité importante d’animaux marins – un désastre considéré par beaucoup comme un signe avant-coureur des menaces qui pèsent sur l’avenir de la Grande barrière de corail [4].
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Après le rio Xingu à l’est (barrage de Belo Monte) et le rio Madeira à l’ouest (barrages de Jirau et Santo Antonio), le rio Tapajós est ciblé pour de gigantesques développements hydroélectriques. Les peuples indigènes qui l’habitent – notamment les Munduruku – s’opposent à ces projets. Ils ont même déclaré qu’ils étaient prêts à partir en « guerre » contre le gouvernement brésilien pour préserver leur territoire. Même si ces barrages sont censés être conçus pour limiter les conséquences environnementales, ils contribueront à inonder plusieurs milliers d’hectares de forêt vierge, y compris dans des parcs nationaux – sans compter la déforestation indirecte causée par les chantiers, les routes et l’afflux de population. Selon les opposants, l’électricité générée par ces barrages servira principalement à favoriser l’expansion de mines et de fonderies dans la région.
Engie (ex GDF Suez) est impliquée depuis longtemps dans les grands barrages en Amazonie, avec notamment le projet de Jirau. EDF a récemment décidé d’acquérir le consortium chargé de construire le barrage de Sinop, dans le bassin supérieur du Tapajós. Les deux groupes français ont participé au très controversé « Groupe d’études Tapajós », censé étudier la faisabilité des barrages du bassin inférieur, et accusé d’avoir tenté de mettre les populations locales devant le fait accompli, en se faisant escorter par l’armée. Les deux entreprises envisagent de se porter candidates pour construire le plus grand barrage prévu dans la zone, São Luiz do Tapajós (8000 mégaWatts), dont le processus d’autorisation fait l’objet d’une intense bataille politique et juridique. Engie n’a pas encore pris de décision définitive, EDF n’a pas souhaité répondre à nos questions... [5]. (...)
Frappé de plein fouet par le réchauffement, l’Arctique attire aussi les convoitises des industries minières et pétrolières, avides d’exploiter les ressources auparavant cachées sous les glaces (lire notre article). ArcelorMittal est responsable de l’un des projets miniers les plus importants de la région. Le groupe sidérurgique vient d’ouvrir une mine de fer géante au nord de l’île de Baffin, dans l’archipel arctique canadien. La plupart des espèces animales emblématiques du Grand nord – ours polaires, renards arctiques, caribous, phoques et morses… – vivent dans la zone, mais souffrent des conséquences du dérèglement climatique. La population de caribous de l’île de Baffin a chuté en quelques années de 180 000 à 16 000 individus.
Si la mine d’ArcelorMittal n’est pas directement située dans une zone protégée, le transport du minerai par voie ferrée ou camion, puis par bateau, affectera des sites importants, notamment le parc national Sirmilik, juste au nord. Ces activités risquent également d’entraver les déplacements ou de faire fuir les proies traditionnelles des Inuits (...)
Total est un acteur important de l’industrie des sables bitumineux au Canada. Il détient 50% des parts du projet Surmont, et est engagé dans un autre projet, Fort Hills, qui produira du pétrole en 2017. D’autres projets de Total dans la région sont actuellement suspendus en raison de la baisse du prix des hydrocarbures. À nos questions, Total a répondu que ses sites en production se conformaient aux réglementations environnementales canadiennes et étaient relativement éloignés du parc national Wood Buffalo. Ils participent néanmoins à l’impact cumulé de l’industrie des sables bitumineux sur ce parc. (...)