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le Monde Diplomatique
De l’esclavage et de l’universalisme européen
Article mis en ligne le 4 octobre 2018
dernière modification le 2 octobre 2018

Hélas ! nos citoyens enchaînés en ces lieux,
servent à cimenter cet asile odieux ;
ils dressent, d’une main dans les fers avilie,
ce siège de l’orgueil et de la tyrannie.

Mais, crois-moi, dans l’instant qu’ils verront leurs vengeurs,
leurs mains vont se lever sur leurs persécuteurs.
Eux-mêmes ils détruiront cet effroyable ouvrage,
instrument de leur honte et de leur esclavage (1). »

Ainsi un « Américain » du Pérou appelle-t-il à la libération de son peuple réduit en esclavage par les Espagnols.

Alzire, ou Les Américains, un drame écrit par Voltaire et représenté pour la première fois en 1736, s’apitoie sur le sort des esclaves du Nouveau Monde, sympathise avec leur révolte et salue la réconciliation finale fondée sur la libération de tous.

Originaire de Nantes, Joseph Mosneron assiste en 1766 à la représentation de cette pièce à bord du Comte d’Hérouville. Il est ému par les vers qu’il entend, même si la princesse Alzire, l’héroïne éponyme, est jouée par un vigoureux matelot aux allures d’Hercule. Pourtant, dans les cales, sous le pont qui sert de scène aux acteurs, croupissent des centaines d’êtres humains capturés en Afrique et que le navire s’apprête à transférer aux Caraïbes.

Comment expliquer cette schizophrénie ? Le texte même d’Alzire y contribue, qui évoque l’esclavage des « Américains », mais omet toute mention du trafic transatlantique des Africains, qui est à son apogée quand Voltaire écrit. (...)

Mosneron incarne cette contradiction : il est un acteur du trafic d’esclaves qui saigne le continent africain et aussi un homme de son temps, qui lit les philosophes, et notamment Jean-Jacques Rousseau. Si les écrivains français dénoncent l’extermination des Indiens par l’Espagne, championne de l’intégrisme catholique (2), ils restent très discrets sur ces navires qui appareillent de Bordeaux ou de Nantes, sillonnent fièrement l’océan chargés de « bois d’ébène » et sont parfois baptisés Le Voltaire ou Le Contrat social…

Le siècle des Lumières, qui voit les philosophes se dresser contre la royauté, l’absolutisme et l’Eglise, est aussi celui de l’expansion maximale de la traite. Au total, un million cent mille esclaves africains environ sont transportés par la France dans ses colonies (Guadeloupe, Martinique, l’île Bourbon – La Réunion –, l’île de France – qui deviendra l’île Maurice –, etc., et, surtout, Saint-Domingue – future Haïti), avant l’interdiction définitive de ce « commerce » en 1831 – l’esclavage, lui, sera aboli en 1848. Quatre-vingt-dix pour cent de ces esclaves sont déportés au XVIIIe siècle, dont deux cent soixante-dix mille pour la décennie 1780.

Pourtant, c’est presque subrepticement que celui-ci est devenu une affaire française (...)

Un pamphlet anonyme intitulé De la nécessité d’adopter l’esclavage en France (4) vise en premier lieu les pauvres et les indigents, qu’il faut mettre au travail ! Mépris de classe et mépris racial s’abreuvent à la même source…

La donne commence à se modifier à la fin du XVIe siècle. D’abord, le nombre d’engagés ne cesse de diminuer, parce que le sort misérable de ces « volontaires » est désormais connu. D’autre part, l’économie des îles est bouleversée par l’extension de la culture de la canne à sucre, très lucrative, mais qui demande une main-d’œuvre abondante. La France s’engage alors, avec bien du retard, dans une voie qu’avaient empruntée depuis longtemps les Espagnols et les Portugais.

C’est ainsi que se nouent les relations entre les trois « sommets » du « triangle transatlantique » : la France, d’où partent les vaisseaux chargés de biens (tissus, eau de vie, poudre, etc.) ; l’Afrique, où ces marchandises sont échangées contre des esclaves ; et les Caraïbes, qui, en contre-partie de cette main-d’œuvre, livrent le sucre dont raffolent les élites. Malgré les débats que suscite cette expansion de l’esclavage, « durant tout le XVIIIe siècle, note Miller, le climat intellectuel français ne fut pas terriblement inconfortable pour les marchands d’esclaves, alors même que les principes abolitionnistes prenaient forme ».

Faire « dialoguer » Voltaire et Aimé Césaire, Prosper Mérimée et Edouard Glissant (...)

Il faudra attendre Mirabeau, Bernardin de Saint-Pierre et L’Histoire des deux Indes de l’abbé Raynal, régulièrement enrichi par Denis Diderot, pour voir enfin apparaître des critiques plus précises de l’inhumanité de la traite, la perspective étant une émancipation à terme, et seulement à terme, des esclaves.

Cette pusillanimité explique pourquoi le mouvement abolitionniste fut bien plus limité en France qu’en Angleterre. (...)

Le travail de Miller, sous-titré « Littérature et culture de la traite », ne se limite pas aux philosophes. Il se concentre principalement sur les trois grandes « vagues » de fictions qui ont pour thème principal le trafic des esclaves : les écrivains femmes à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles (Olympe de Gouges, Mme de Staël et Claire de Duras), sensibles à la souffrance humaine, mais victimes des préjugés contre les « nègres » ; les romanciers hommes de l’après-Restauration, chantres des aventures maritimes, des récits épiques, peu portés sur la dénonciation (Prosper Mérimée, Eugène Sue, le baron Roger, Edouard Corbière) ; et, enfin, après une longue éclipse, les écrivains des Caraïbes, qui relisent l’histoire de la traite pour sortir du monde binaire Noirs-Blancs et penser la « créolisation » : Aimé Césaire (6), Edouard Glissant, Maryse Condé.

Pour Miller, il s’agit non seulement de mesurer ce que ces œuvres nous disent de la traite, mais aussi de faire « dialoguer » Mérimée et Glissant, Voltaire et Césaire, et de comprendre comment s’effectue la circulation entre les trois sommets du triangle. (...)