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La revue des medias
David Dufresne : « Le journalisme, c’est un sale métier qu’on peut faire proprement »
Article mis en ligne le 18 juin 2020

Fanzine, roman, webdoc, chronique, serious game… Rares sont les journalistes à avoir expérimenté autant de formes narratives. Dans ce long entretien, David Dufresne revient sur son parcours, des fanzines adolescents aux tweets Allô Place Beauvau, qui ont fait de lui un des observateurs de référence des violences policières.

(...) « Je m’intéresse à la police depuis qu’elle s’intéresse à moi. » Depuis qu’il a entrepris, fin 2018, le recensement des violences policières commises pendant les manifestations des « gilets jaunes », le journaliste David Dufresne a souvent répété cette phrase. Cet intérêt mutuel remonte au début des années 1980 : adolescent féru de punk-rock et de culture do it yourself, il dirige, à Poitiers où il grandit, un fanzine qui lui vaut une convocation par les renseignements généraux. Puis c’est la montée à Paris pour les études, et le traumatisme de la mort de Malik Oussekine, tué par la police en 1986 en marge d’une manifestation à laquelle David Dufresne participait. Sous forme de livres (1) ou de documentaire (2), il enquête sur le travail de la police et ses répercussions. (...)

C’est à l’issue du troisième week-end de mobilisation des « gilets jaunes », que David Dufresne publie sur Twitter la première occurrence de son désormais célèbre « Allô @Place_Beauvau - c’est pour un signalement ». Plus de 900 autres suivront, repris et complétés sur Mediapart et récompensés par le Grand Prix des Assises du journalisme 2019, et dont il tirera aussi la matière de son premier roman, Dernière sommation (Grasset, 2019).

Il serait cependant trompeur de réduire la carrière de David Dufresne à cette obsession pour la police et les libertés publiques. En effet, rares sont les journalistes à avoir touché à autant de formes narratives, en puisant aussi bien dans les grandes traditions (reportage, enquête, gonzo) que dans les innovations techniques liées au web. (...)

Bascule de l’écrit à l’image : un temps rédacteur en chef adjoint d’i-Télé, il participe en 2006 au lancement de Mediapart. Bascule vers le web ? Elle était amorcée de longue date, avec notamment le webzine La Rafale (1995-1996), et prend toute sa mesure avec le webdocumentaire Prison Valley, récompensé par le World Press Photo, ou encore le newsgame(6). Quand il revient à l’objet livre, le travail de David Dufresne atteint une exceptionnelle qualité littéraire, comme lorsqu’il conte plus d’un siècle d’histoire d’un cabaret de Pigalle(7), ou entre en immersion à Vesoul sur les traces de Jacques Brel(8). Bien plus qu’une rupture, le choix du roman pour Dernière sommation apparaît donc comme une étape logique dans le parcours d’un infatigable arpenteur des formes de narration. (...)

David Dufresne : Ce que j’essaye de faire, à chaque projet, c’est de pétrir la forme, de la peser et de la soupeser — systématiquement, pendant des mois, des années. En ce sens, l’idée de chronique m’est importante. Ce que j’aime, c’est être dans la mêlée. Pas à l’extérieur de l’événement, mais vivre avec. (...)

« J’ai abandonné le journalisme d’actualité, au milieu des années 2000, lors de son accélération sans fin, mère de toutes les imprécisions » (...)

Ce journalisme de pesticides, qui consister à asperger des engrais sur la nouveauté, à cramer les sols et les gens, et à attendre que ça repousse pour reparler d’autres choses, en évitant soigneusement de sillonner les profondeurs, soulever les couches. Aujourd’hui, des types brossent des portraits en rencontrant deux heures leur sujet, font les malins avec trois sources circulaires, une méchanceté et deux clichés, avant de passer à autre chose. C’est d’une médiocrité. (...)

Je ne m’empare que des sujets où, dès la genèse, je comprends intuitivement que je pourrai m’y plonger à corps perdu. C’est ce qui m’intéresse : non pas foncer tête baissée, mais plonger. Il y a littéralement cette idée de forage, d’obsession. (...)

Dans l’enquête journalistique, c’est autant le résultat final que le processus qui importe. C’est l’une des différences majeures avec l’enquête de police — et certains investigateurs de presse l’oublient parfois, je le crains. Quand j’écris Tarnac, personne ne connait le fin mot de l’histoire judiciaire, et pour cause, elle sera établie huit ans plus tard ; en revanche, c’est un livre sur : qu’est-ce que c’est qu’une enquête ? Comment mène-t-on une enquête, par quels doutes, quels cheminements ? Quelles sont les limites d’une enquête journalistique ? (...)

J’ai appris récemment l’étymologie du mot « informer » : « mettre en forme »… je n’y avais jamais pensé. Pour moi, informer c’était simplement donner des informations. Ça a été une révélation ! « Mettre en forme »… (...)

Cette recherche formelle, c’est aussi un espace, un temps qui se crée. Pour réfléchir au contenu, autrement, par d’autres perspectives. (...)

J’étais intéressé par la télévision comme machine, j’y ai appris la culture de l’image, écrire avec et sur l’image. Mais quand cela devient un enjeu politique, que Bertrand Meheut, PDG de Canal +, commence à nous dire : « Ce serait bien de mettre Nicolas Sarkozy dans les plans de coupe des matches du PSG… » Là, je me barre.

Mon seul regret d’i-Télé, c’est d’y avoir passé une année de trop. Parce que la télé, c’est un piège : elle arrive à attirer des gens bien, que la structure transforme en rouages. (...)

. Je ne veux pas aller sur leurs plateaux, parce que je sais combien c’est fabriqué, combien c’est faux. (...)

Je pratique un journalisme pas bien rentable. À Libération, vous pouviez avoir trois semaines, un mois, deux même, pour réaliser une enquête. Aujourd’hui, à part Mediapart et Le Monde, marasme économique oblige, peu de titres s’autorisent un tel élan. Ce qui ravive cette idée de journalisme au long cours, c’est le travail collaboratif des rédactions européennes, ou, par exemple, l’enquête « Féminicides » du Monde. Ils mettent le paquet, et le résultat est sans appel, c’est fantastique. Cela fait longtemps qu’un journal n’a pas pesé autant sur un sujet.

Après avoir quitté Mediapart, vous réalisez avec Philippe Brault Prison Valley (Arte, 2010), un webdocumentaire consacré à la « ville-prison » de Cañon City, dans le Colorado. Choisissez-vous ce format en réaction à la manière assez pauvre dont Mediapart utilise le web ?

David Dufresne : Ce qui me fascine sur le web, c’est l’idée même d’hypertexte. Or, Mediapart reste, dans son essence, un journal. C’est sa force, mais j’étais attiré par d’autres rives…

L’idée de délinéariser est ancienne. (...)

« Mes projets fonctionnent comme des braquages : je constitue une équipe, et on y va » (...)

C’est tout ce que j’aime : on ne demande pas grand-chose à personne, on y va, on invente, on se trompe, on commence à zéro, on bosse comme des dingues. Et puis… ce sentiment de partager un moment de création collective. (...)

Ce qui faisait la force de Libération, et qui aujourd’hui ne la fait plus, était que la somme des individus était inférieure au collectif. Le collectif avait quelque chose de magique, y compris dans ses dissensions. Aujourd’hui, la précarité économique de la presse semble renforcer un penchant naturel du monde journalistique : une vision mortifère, cynique souvent, et suffisante parfois, une vision cassée, conservatrice. Il y a une véritable souffrance au travail chez les journalistes, à la fois terrible pour eux, et cinglante pour leurs sujets. (...)

J’ai fait Allô Place Beauvau parce que cette actualité était niée. C’était une sorte de contre-programmation, de contre-actualité, qui va devenir avec le travail d’autres gens, de collectifs, de pages Facebook, un sujet d’actualité (...)

Pendant l’écriture de Dernière sommation, vous recevez pour Allô Place Beauvau, en mars 2019, le Grand Prix des Assises du journalisme, qui « distingue le journaliste et/ou la rédaction qui ont le mieux incarné la pratique du journalisme et ses valeurs lors de l’année écoulée ».

David Dufresne : Je dois vous avouer que c’est étonnant… Les deux fois où je suis primé aux Assises, pour Tarnac (prix du livre de journaliste en 2012, NDLR) et Allô Place Beauvau, ce sont les deux travaux où je suis le plus frontal contre la fabrication de l’information. Tarnac se fait quand même, en partie, contre Libération. La Une de Libération « L’ultra-gauche déraille » (12 novembre 2008), ce n’est pas possible : je raconte d’ailleurs qu’à Beauvau, ils avaient sorti le champagne… Le livre est en opposition avec cette pratique du journalisme de procès-verbal. Quant à Allô Place Beauvau, c’est vraiment pour combler un manque, contre le journalisme de préfecture. Quand je reçois le prix, je suis heureux, mais ce que je vois, en face de moi, ce sont beaucoup d’étudiants et d’apprentis, et je veux leur dire : « Vous, la prochaine génération, ne faites pas la même chose que la mienne, qui tient les rênes de la presse, et qui n’a rien foutu sur les violences policières. » C’est plutôt à eux que je m’adresse, quand je dis : « Faites votre boulot, merde ! » One-two-three-four, let’s go ! (...)