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David Dufresne : "La police a blessé en quelques mois autant de manifestants qu’en vingt ans" (novembre 2019)
le 30 novembre 2019 - Dernière sommation de David Dufresne (Grasset - 228 pages - 18€)
Article mis en ligne le 14 juin 2020

Après avoir tenu le compte, samedi après samedi, des dérives du maintien de l’ordre durant les mobilisations des "gilets jaunes", le spécialiste des violences policières David Dufresne raconte son expérience dans un roman. Il livre son bilan à franceinfo, un an après le début du mouvement.

Journaliste indépendant, écrivain et documentariste, David Dufresne a signalé 860 cas, vérifiés et documentés, de violences policières durant les mobilisations de "gilets jaunes", entre les mois de décembre 2018 et juin 2019. Semaine après semaine, il a interpellé le ministère de l’Intérieur sur Twitter de son désormais célèbre "Allô @Place_Beauvau – c’est pour un signalement". De cette expérience, il a tiré un roman réaliste, à la lisière de l’essai et du document, Dernière sommation, paru début octobre chez Grasset. Il revient pour franceinfo sur un an de violences policières.

Franceinfo : Pourquoi avoir écrit ce roman ? Etait-ce pour solder une époque de votre vie ?

David Dufresne : Au départ, c’est un exutoire, c’est pour essayer de comprendre ce qui nous arrive. J’explosais, il fallait que ça sorte. Il fallait mettre de l’ordre dans mes idées, mes émotions, mes colères. La phrase de Macron, prononcée au mois de mars, et que je cite dans le livre – "Ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un Etat de droit" – a été le déclencheur. Je me suis dit : la bataille des mots a commencé. Donc on va la mener et il n’y a pas de raison de laisser le récit aux vainqueurs, aux possédants, aux dominateurs. Il y avait aussi l’idée de répondre à l’urgence dans l’urgence, d’écrire pendant que cela avait lieu, comme une biographie de l’actualité, comme une traversée du réel.

Pourquoi avoir choisi la fiction ?

Parce que la fiction permet de synthétiser, d’aller à l’essentiel, mais aussi d’en dire davantage que dans un essai ou un document avec lesquels on a des comptes à rendre. Et parce que de mon point de vue, la fiction permet d’aller beaucoup plus loin dans la vérité humaine. Par exemple, je pense que les flics parlent plus vrai dans mon roman que dans n’importe quel bouquin sur la police. (...)

on peut raisonnablement imaginer que la stratégie de la tension a été celle qui a été choisie par le gouvernement, contre toute attente. C’est un jeu extrêmement dangereux mais c’est le pari que le gouvernement a fait et, d’une certaine manière, qu’il a remporté. Parce qu’après des centaines de blessés et de mutilés, ça a découragé les gens. D’un point de vue court-termiste, le gouvernement a gagné. Sauf qu’aujourd’hui, le prix à payer, ce sont des policiers surmenés qui font n’importe quoi, et trois condamnations de la France par le Conseil de l’Europe, le Parlement européen et l’ONU. On a aussi Poutine qui fait la leçon à Macron, bien sûr de façon éhontée et hypocrite, sur le traitement des manifestations. L’Etat ne s’en sort pas indemne non plus, contrairement à ce qu’il croit. (...)

Les poursuites contre les policiers sont une question centrale. Il y a plus de 400 plaintes mais, à l’heure où on se parle, aucune communication n’a été faite sur la moindre punition, mise au placard, reconversion d’un policier. Et encore moins sur une condamnation. La plupart des plaintes aboutissent à des classements sans suite par l’IGPN, la police des polices. Même les sociologues les plus modérés disent que dès lors qu’il s’agit des violences policières, il y a un biais à l’IGPN ; certains parlent d’angle mort ou d’énigme sur le fait que l’IGPN soit incapable d’aller au bout de ces questions-là.

Fin mai, quand le parquet de Paris a annoncé qu’il y aurait des procès – entre huit et dix –, on a vu des syndicats de police monter au créneau immédiatement, de manière extrêmement virulente, faisant pression sur la justice, en expliquant que ça ne pouvait pas se passer comme ça. La bataille qui va être menée maintenant, c’est la bataille judiciaire. Il y a quelques jours, à Bordeaux, une personne qui a perdu sa main a vu sa plainte, qui avait été classée sans suite, être finalement instruite grâce à la ténacité de son avocat. La moindre des choses, c’est de savoir comment il est possible que quelqu’un, en France, soit touché par une grenade contenant du TNT, cataloguée comme arme de guerre, lancée par des policiers censés protéger l’ordre public. (...)

Une partie de la population française découvre aujourd’hui ce qui était à l’œuvre dans certains quartiers populaires, c’est-à-dire une police cow-boy, une police en toute impunité. C’est le fruit de politiques du ministère de l’Intérieur qui, depuis le début des années 2000, a mélangé complaisamment CRS, gendarmes mobiles, BAC dans les quartiers pour les "sécuriser". Cela entraîne un transfert d’habitudes, d’armement, de techniques, de vision du monde, et on en arrive là.

Au sujet de l’impunité, deux policiers viennent bien d’être renvoyés en correctionnelle pour des violences volontaires survenues lors des manifestations du 1er-Mai…

Dans ces deux cas, on se demande si on est dans le carnaval ou dans le folklore. L’un des policiers comparaîtra pour un lancer de pavé sur personne puisqu’il n’y a pas de victime, l’autre pour une paire de gifles. La justice donne l’impression d’esquiver tous les cas graves et les blessures en surnombre. Cela s’apparente plus à un ballon d’essai pour jauger la réaction des syndicats de police qu’à une véritable mise en marche de la justice.

L’injustice terrible, c’est que tous les lundis, c’est-à-dire 48 heures après les arrestations du samedi durant les manifestations des "gilets jaunes", on a vu des gens partir en prison, parfois pour rien, parfois sans preuve. On a vu des destins brisés judiciairement par des incarcérations ou des condamnations avec sursis, avec des gens qui ont perdu leur boulot. C’est sidérant. (...)

Quant à la légitimité de la violence d’Etat, c’est le nœud du problème. Contrairement à l’idée reçue, cette légitimité n’est pas gravée dans le marbre. Elle se négocie samedi après samedi, année après année, en fonction des agissements des uns et des autres. Opposer la légitimité comme un "circulez, y a rien à voir" est irresponsable.

Malgré le rappel à l’ordre de la France jusqu’à l’ONU, Emmanuel Macron et le gouvernement continuent de nier les violences policières. "Cette surdité, c’est une autre forme de violence d’Etat", écrivez-vous. Qu’est-ce que cela changerait s’ils les reconnaissaient ?

Ce serait un début de discussion. Là, ce qui est irresponsable, c’est cet affichage. Parce que je pense qu’il y a plus de doutes dans l’appareil d’Etat qu’ils ne veulent bien le montrer. Tôt ou tard, l’Etat paiera cette surdité, j’en suis convaincu. La politique de l’autruche, ça ne marche pas. La peur n’écarte pas le danger, la surdité n’écarte pas le danger. (...)

Il y a quand même eu, je crois, une prise de conscience. La machine médiatique dans son ensemble a agi comme le politique : elle a feint d’organiser le débat tout en tapant avec ses images et ses mots comme la police avec ses matraques et ses lacrymos. Bien sûr, il y a des reporters qui ont fait du bon boulot et il y a des rédactions qui se sont remises en question. Mais globalement, la machine médiatique tourne sur elle-même et, de mon point de vue, elle a complètement oublié le rôle de contre-pouvoir qui devrait normalement l’animer. (...)

Je constate aussi une très grande connaissance chez certains de la chose policière, avec des gens qui étudient ça historiquement, sociologiquement. Je sens que ça bouillonne, il y a une colère, un désir d’organisation, de compréhension, des désaccords. Il y a aussi tout un monde qui me rappelle le rock, avec non plus des fanzines mais des chaînes YouTube, plein de gens qui documentent, qui font des interviews, des reportages. Je ne m’attendais pas à ça. Et puis il y a des gens dont j’ai signalé le cas sur Twitter avec Allô Place Beauvau, des cas graves, des personnes qui ont perdu un membre, une main, un œil. C’est très riche, ça me bouleverse.

Est-il vrai que vous avez envoyé votre livre au ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner ?

Oui, avec mon numéro. J’ai écrit : "On s’appelle" ? Je l’ai envoyé à Macron aussi. Je n’ai pas eu de réponse…