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Marianne
David Cayla : "Le populisme est le produit d’une double impuissance : celle des citoyens et celle de leurs dirigeants"
David Cayla, Populisme et néolibéralisme : Il est urgent de tout repenser, De Boeck Supérieur, 304 p., 19,90 euros
Article mis en ligne le 8 janvier 2021

Marianne : Pouvez-vous revenir sur ce qu’est le néolibéralisme et sur ses quatre piliers ?
David Cayla :Le néolibéralisme est un ensemble de doctrines politiques qui visent à organiser et à normaliser les interventions de l’État dans l’économie de manière à permettre au marché de fonctionner dans des conditions optimales. L’origine des néolibéralismes remonte aux années 1930, au moment du colloque Lippmann qui se tient en 1938. Pour les intellectuels de l’époque il ne fait guère de doute que le libéralisme du XIXe siècle, fondé sur le laisser-faire, doit être profondément rénové. La crise de 1929 a montré que le capitalisme ne sait pas s’autoréguler. Le New Deal de Roosevelt, mais aussi la planification soviétique ou le corporatisme fasciste semblaient être les solutions aux désordres du monde.
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On peut résumer les quatre grands piliers des doctrines néolibérales à ces quatre grands objectifs d’intervention : garantir l’ordre social, quitte à distribuer des allocations aux plus pauvres ; maintenir un régime de concurrence, quitte à démanteler des monopoles privés ou à interférer dans les décisions des entreprises ; préserver la stabilité monétaire sans compter sur l’étalon-or ; promouvoir le libre-échange en signant des traités commerciaux régis par le droit.
L’idée sous-jacente à ces principes d’intervention qui sont au fondement du néolibéralisme est qu’en garantissant le bon fonctionnement des marchés l’État pourrait se passer de toute autre forme d’intervention, et en particulier limiter toute action discrétionnaire qui pourrait perturber le marché. Ce dernier serait alors susceptible de générer un système de prix justes et efficaces permettant d’optimiser les comportements. Le rôle premier de l’État néolibéral est d’accompagner et organiser le marché en tant qu’institution régulatrice de l’économie.

Quelle différence avec le libéralisme ?

Le néolibéralisme est bien une forme de libéralisme. Mais derrière le mot « libéralisme » se trouvent en réalité de nombreuses doctrines aux propositions très différentes. Ce qui m’a plus particulièrement intéressé dans l’écriture de ce livre était justement de vérifier si les libéralismes d’Adam Smith ou de John Stuart Mill pouvaient être assimilés au libéralisme de Friedrich Hayek ou de Milton Friedman.
La conclusion de mon travail est que ces deux formes de libéralisme, le libéralisme classique d’une part, et le néolibéralisme d’autre part, n’ont pas grand-chose en commun. Le premier développe une théorie de l’émancipation individuelle là où le second entend soumettre les individus à l’économie.
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"Le terme « populisme » est victime de son succès dans les sphères politiques et médiatiques"
Toutes ces idées sont bien sûr à mille lieues de celles de Smith ou de Mill.
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Il semble plus difficile de définir clairement le populisme…

Le terme « populisme » est victime de son succès dans les sphères politiques et médiatiques. On y rassemble pèle mêle les mouvements d’extrême droite, la gauche radicale, les anti-masques et tous les eurosceptiques. Il est évidemment absurde de qualifier tout mouvement d’opposition comme « populiste ». J’aurais même tendance à penser que ce genre d’anathèmes lancé à la figure des opposants finit par dénaturer le principe même de la démocratie en participant à délégitimer toute critique de l’action des gouvernants.
Pourtant, le populisme est aussi un concept très sérieux, largement étudié en sciences politiques et qui s’applique à des mouvements sociaux et politiques qui existent dans le monde entier. Pour faire court, je m’appuierais sur la définition du politologue allemand Jan-Werner Müller pour qui le populisme exprime un mouvement social fondé sur l’opposition peuple/élites et qui revendique l’exclusivité de la représentation populaire.
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Ils tendent donc à construire une mythologie selon laquelle ils seraient purs et désintéressés tandis que ceux qui s’opposent à leurs actions seraient essentiellement des traîtres à la solde de pouvoirs économiques ou d’obscures officines.
On retrouve de tels phénomènes populistes non seulement dans certains groupes politiques, par exemple aux États-Unis chez nombre de pro-Trump qui s’arrogent le titre d’être les seuls « vrais américains », mais aussi dans certains groupes pro-Raoult qui estiment que tous ceux qui nient les bienfaits de la chloroquine seraient « achetés » par les laboratoires pharmaceutiques. En revendiquant une forme de pureté morale au détriment de l’argumentation rationnelle, les mouvements populistes participent à dénaturer le débat politique de la même façon que ceux qui qualifient de « populiste » toute critique adressée aux dirigeants politiques actuels.

En quoi ce phénomène se nourrit-il du néolibéralisme ?

Il faut tout d’abord admettre l’état déplorable du débat politique actuel, non seulement en France mais dans la plupart des pays occidentaux. D’où vient cette incapacité collective à débattre de manière rationnelle de tout sujet ? Émettre une opinion quelconque peut aujourd’hui valoir cette nouvelle forme d’excommunication qu’on appelle la « cancel culture », qui est, sous la forme qu’elle prend actuellement, une manière de répondre sur le plan moral à une idée ou une opinion exprimée sur un plan politique ou scientifique.
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ce symptôme est le produit de phénomènes qui ont clairement à voir avec le néolibéralisme.
"Je suis frappé par notre aptitude à hystériser tout débat qui porte sur des sujets subsidiaires"
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Le populisme se nourrit de cette défiance généralisée pour proposer une forme de coalition populaire fantasmée censée résoudre l’hystérie ambiante. Mais au fond, ce qui nourrit cette hystérie c’est aussi d’avoir le sentiment d’élire des dirigeants impuissants à agir sur le réel et en particulier sur les problèmes économiques et, depuis quelque temps, sanitaires. Le populisme est donc le produit de cette double impuissance, celle des citoyens et celle de leurs dirigeants. Or, si ces dirigeants et les ceux qui les élisent sont devenus impuissants c’est précisément en raison de la mise en œuvre des doctrines néolibérales qui entendent faire de l’État un arbitre du marché et non un joueur à part entière. (...)

Pour lutter contre le populisme il faut, à mon sens, revenir à l’idéal premier du libéralisme, à savoir construire un véritable projet émancipateur. Mais cette émancipation ne peut être qu’individuelle. Les gens ont tout autant besoin de s’épanouir dans des projets personnels qu’ils ont besoin de projets collectifs pour se rassembler et exister collectivement. L’erreur d’une conception étriquée du libéralisme est justement d’opposer l’individu à la société. Or, nous sommes des êtres sociaux. Nous avons autant besoin d’agir ensemble que de s’accomplir individuellement.
Voilà pourquoi il ne faut pas rejeter l’idée de nation. En réalité la nation existe culturellement et anthropologiquement. Mais elle s’est aujourd’hui réduite à presque rien, si ce n’est à des compétitions sportives, en raison de l’incapacité qu’elle a d’écrire et de maîtriser ses propres règles économiques.
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La disparition des frontières économiques et la mise en concurrence généralisée des économies et donc des sociétés ont totalement uniformisé le monde développé qui a perdu sa diversité et donc sa capacité à choisir son système économique. Je pense que cette forme d’homogénéité sur fond de concurrence, cette course sans fin à la performance, ce nivellement des peuples sur l’autel de l’économie, sont source d’une profonde angoisse qui risque de se transformer en désastre sur le plan politique et écologique. Voilà pourquoi je suis résolument pour le retour des frontières économiques à l’échelle nationale. Les peuples ont besoin de sentir qu’ils existent et qu’ils peuvent mener des projets autonomes. Ils ont besoin de savoir qu’ils peuvent se différencier, choisir leurs règles. Sans cela, la fureur populiste finira par tout emporter. (...)

Tenter de reconstruire une identité nationale tout en se soumettant à la mondialisation libérale est un fantasme. Il faut au contraire s’affirmer politiquement et économiquement pour se désangoisser culturellement. Se replier sur une identité française fantasmée ne peut que renforcer l’hystérie sociétale que j’évoquais plus haut, engendrer du chaos social et au final conduire à fracturer toujours plus notre nation. (...)

Je ne sais pas s’il faut mettre toujours l’économie en premier, mais je crois qu’on ne peut rien comprendre de fondamental dans notre société si on ne prend pas en considération les rapports économiques entre les hommes et la manière dont ils se créent.