
Le chapitre qui suit est issu du livre du journaliste Olivier Tesquet, « À la trace-Enquête sur les nouveaux territoires de la surveillance », qui paraît ce 9 janvier 2020 aux éditions Premier Parallèle et décrit sans les fantasmer les mécanismes de ces systèmes opaques qui nous gouvernent. Un manuel à l’usage des personnes, trop nombreuses, qui pensent n’avoir rien à cacher.
Mary Ebeling est sociologue à l’université Drexel de Philadelphie. Fin 2010, après une douzaine de démarches, elle a déjà dépensé 25.000 dollars (environ 22.470 euros) pour essayer de donner la vie. Après de multiples tentatives, de l’insémination artificielle à la fécondation in vitro, elle parvient finalement à tomber enceinte. Malheureusement, elle perd le fœtus en mars 2011. Et en faisant une fausse couche, elle donne vie sans le savoir à un « bébé marketing », un double numérique fantomatique doté d’une vie artificielle. Dans les mois qui suivent cet épisode tragique, elle reçoit des centaines d’emails, publicités ou coups de téléphone, l’enjoignant à acheter des couches, à s’abonner à tel magazine, à investir dans une poussette ou des vêtements pour le nourrisson. Bien décidée à tirer au clair cet assaut commercial qui la tourmente, elle découvre qu’Experian, l’un des leaders mondiaux de la gestion du risque de crédit, a inscrit son nom dans l’une de ses immenses bases de données.
Mary Ebeling y figure en tant que mère ayant accouché en mars 2011 dans le « Newborn Network » de l’entreprise, le fichier des nouveau-nés, que cette dernière commercialise auprès des industriels de la puériculture. La sociologue, qui a raconté cette expérience douloureuse dans un livre, explique que « trop occupée à être une patiente, [elle] ne pensait pas au sort de toutes les données produites par [son] corps, persuadée que ces informations partagées dans l’intimité du cabinet de [son] médecin étaient en sécurité ». Pendant son enquête, elle ne cessera de se heurter à des portes closes, trouvant sur son chemin des acteurs peu enclins à ouvrir leurs immenses registres.
Ici, le consentement importe peu, et les résultats sont aussi effrayants quand ils sont exacts que lorsqu’ils se trompent.
Plus récemment, une journaliste américaine du Washington Post, Gillian Brockell, a vécu le même traumatisme. (...)
Ces drames intimes montrent bien que nous sommes tous de Petits Poucets numériques, qu’on le veuille ou non. Ici, le consentement importe peu, et les résultats sont aussi effrayants quand ils sont exacts que lorsqu’ils se trompent. Quotidiennement, nous semons nos trajets sur Google Maps ou nos habitudes de consommation sur Amazon. (...)
Indispensables à la bonne marche des grands réseaux sociaux qui sont d’abord d’immenses régies publicitaires, les courtiers en données prétendent exceller dans le découpage de la population en segments démographiques.
On les appelle data brokers en anglais, courtiers en données en français. À la différence des têtes de pont du capitalisme numérique, nous les connaissons peu. Mais eux savent tout de nous, y compris nos comportements hors ligne, loin des ordinateurs. En ce sens, ils sont éminemment complémentaires des grandes plateformes familières auxquelles ils viennent s’adosser. Ils savent où nous vivons, notre statut marital, si nous possédons telle carte de fidélité, ils connaissent la marque de notre voiture ou notre patrimoine financier et sont capables de déterminer à quelle fréquence nous allons faire nos courses au supermarché. « Sur internet, personne ne sait que vous êtes un chien », postulait le New Yorker dans un célèbre dessin publié en 1993 et représentant deux canidés en train de naviguer sur le Web. (...)
Ils s’appellent Axciom, Experian, Equifax, Datalogix, Epsilon, certains sont français, comme Criteo ou Weborama. D’autres, comme AddThis, racheté pour 175 millions de dollars par le géant Oracle, traquent nos pérégrinations strictement numériques, lisant en permanence par-dessus notre épaule. Certains spécimens sont d’un genre encore plus particulier : ainsi, Foursquare, réseau social démodé sur lequel on signalait sa présence dans un café ou un parc avec pour objectif d’en devenir le « maire » numérique, est-il devenu un courtier en données de première importance par la grâce de nos milliards de check-in inutiles.
Désormais, l’entreprise, qui dégage 100 milliards de dollars de chiffre d’affaires, revend ses précieuses informations spatiales à Uber, Twitter, Apple ou Microsoft, chez qui elle a intégré sa technologie de géolocalisation. Mais tous ces acteurs disparates et puissants partagent un point commun : ils préfèrent naviguer sous la surface[1]. (...)
La pression constante exercée par les “data brokers” est l’une des formes les plus sournoises de contrôle social. (...)
la plupart des data brokers ne se contentent pas de fournir des kits publicitaires clés en main à des clients intéressés ; ils obtiennent la plupart de leurs informations en les acquérant auprès d’autres data brokers. (...)
Non seulement ce ruissellement ininterrompu condamne toute tentative de contrôle à l’échec, mais il dessine l’idéologie inquiétante du capitalisme de surveillance, cette société de traces où il est impossible de se cacher.
Le site américain Motherboard, du groupe Vice, a récemment mis au jour un de ces circuits de collecte. En offrant 300 dollars à un hacker, ils ont réussi à géolocaliser un téléphone, une capacité prérogative normalement réservée aux forces de l’ordre. Cette surveillance à la petite semaine est rendue possible par les grands opérateurs téléphoniques –T-Mobile, AT&T, Sprint–, qui revendent les données de géolocalisation de leurs clients à des courtiers en données. Qui les revendent à des courtiers en données. Qui les revendent à d’autres courtiers en données. Qui les revendent ... (...)
c’est un secteur qui se régule par la force et par le scandale.