
Éric Zemmour propose une vision personnelle de l’histoire de France... appuyée sur de nombreuses erreurs et contre-vérités. Passage au crible son chapitre consacré à la première croisade.
Dans Destin français. Quand l’histoire se venge, son dernier ouvrage, sorti cet automne, Éric Zemmour parle abondamment de l’histoire de France. Si l’auteur prend soin de ne jamais se poser en historien, on ne l’entend pas moins affirmer dans un entretien au Point qu’il fait une « synthèse historique » et que « l’histoire n’appartient pas aux historiens ». Nous ne chercherons pas ici à disséquer la vision politique qui sous-tend son travail : d’autres le feront, et mieux que nous.
Nous nous contenterons de faire notre travail de médiévistes, donc de parler du chapitre qu’il consacre à la première croisade ; et notre travail d’historiennes et d’historiens, qui est de nous concentrer sur les faits, la seule chose qui distingue un travail sérieux d’une compilation de fake news.
En parlant d’Urbain II, Éric Zemmour note :
« On n’apprend plus aux écoliers qu’il fut le premier à appeler à la croisade »
>> Contestable (...)
Bref, au cours de leur parcours scolaire, les « écoliers » ont eu au moins trois occasions d’apprendre qui était Urbain II : on est très loin d’une damnatio memoriae.
« Selon le mot du grand historien René Grousset, spécialiste reconnu des croisades… »
>> Contestable
René Grousset est, sans aucun doute, un spécialiste reconnu des croisades, et plus encore un grand historien. Éric Zemmour « omet » simplement (p.68) de rappeler qu’il écrivait… dans les années 1930. Or, depuis, on dispose de très nombreuses nouvelles sources que Grousset n’avait pas : de nouvelles chroniques, notamment arabes, des recherches archéologiques, etc. Surtout, depuis, il y a eu de nombreux autres historiens qui se sont penchés sur les croisades : Joshua Prawer, Jean Flori, Jonathan Riley-Smith, Claude Cahen, pour ne mentionner que quelques défunts… Leurs travaux ont considérablement amendé et corrigé les vues de René Grousset.
En effet, celui-ci était très influencé par l’utopie coloniale de son époque (...)
En outre René Grousset développe, au fil de son œuvre, une vision extrêmement pessimiste de l’histoire : il parle déjà d’invasion venue de l’Asie, menaçant la civilisation européenne –sauf qu’à l’époque il pense davantage au Japon et à la Chine, pas réellement au monde musulman…
« La vague islamique déferle… Les Turcs seldjoukides […] se sont jetés aussitôt sur l’empire byzantin »
>> Faux
Le Proche-Orient en 1095
C’est le leitmotiv du chapitre (p.67) : les Seldjoukides menacent l’Europe, qui n’est sauvée que par la première croisade. Là encore, il s’agit d’une affirmation au minimum réductrice. Certes, les Seldjoukides, une dynastie turque, relancent dans les années 1055-1075 une vague de conquêtes territoriales dont la manifestation la plus spectaculaire est la victoire de Manzikert, en 1071. Mais, en 1095, au moment où Urbain II appelle à la croisade, la dynastie seldjoukide, à la mort du grand sultan Malik Shah, s’est déjà elle-même morcelée en plusieurs branches rivales, ce qui met un terme à ces entreprises conquérantes.
À l’échelle de l’ensemble du monde musulman, il faut rappeler que l’islam est alors extrêmement divisé, en plusieurs califats rivaux qui s’opposent souvent plus violemment les uns aux autres qu’ils ne s’opposent aux pouvoirs chrétiens. Ajoutons en outre que le jihad n’est pas du tout à l’ordre du jour à l’époque (...) Au moment où la première croisade atteint son objectif, les musulmans sont au contraire politiquement divisés et très surpris par l’irruption d’armées venant de l’autre bout du monde. (...)
« La culture grecque, c’est l’Europe »
>> Faux
Deux contre-vérités dans une simple phrase (p.67). D’abord, cette « Europe » autour de laquelle Éric Zemmour construit tout son propos n’existe pas à l’époque : en particulier, le monde byzantin, de culture grecque, et le monde latin sont déjà largement distincts, voire opposés. À cet égard, il est très significatif de voir qu’Éric Zemmour gomme totalement la quatrième croisade (1204). Au cours de celle-ci, les croisés occidentaux finissent par prendre et par piller la ville de Constantinople elle-même.
À ce moment il existe de vraies tensions au sein de la chrétienté et les Grecs sont perçus très négativement par les Latins, devenant l’incarnation de la perfidie, de la couardise et de l’avarice. Les Grecs, quant à eux, considèrent les Latins comme des envahisseurs dangereux, voire comme des barbares : la chronique d’Anne Comnène, fille de l’empereur Alexis Comnène, souligne bien que Grecs et Latins ne partagent pas la même culture.
De fait, l’Europe n’émerge véritablement comme concept que dans la pensée des humanistes au XVe siècle, qui, inquiets de la montée de l’Empire ottoman, vont opposer l’Europe chrétienne à l’Asie musulmane.
Deuxième erreur : l’assimilation entre culture grecque et Europe. (...)
L’affirmation d’Éric Zemmour ne sort pas de nulle part. Il semble en effet reprendre la vision avancée en 2008 par Sylvain Gouguenheim, qui provoqua à l’époque une très vive réaction du monde universitaire européen. En plus de sa vision politiquement orientée, l’auteur fut accusé d’avoir manipulé, voire inventé des sources pour soutenir ses idées.
« L’Église s’est pourtant attachée à contenir les pulsions belliqueuses des seigneurs […] multipliant les “paix de Dieu” […] et autres “trêves de Dieu” »
>> Faux
Affirmation maladroite pour le moins (p.65) : la Paix de Dieu n’a été lancée que lors du Concile de Charroux, en 989. Au moment de la première croisade, ça fait donc 106 ans qu’elle existe, et pas « depuis des siècles ». En outre, à la suite notamment de Dominique Barthélemy, la tendance actuelle de la recherche historique est de relativiser l’impact de la Paix de Dieu, pour souligner que la violence féodale était déjà extrêmement régulée et normalisée et que, dans une certaine mesure, diverses institutions ecclésiastiques ont pu au contraire exacerber les violences locales.
« La croisade est une victoire française » & « Godefroy de Bouillon était (pratiquement) français »
>> Faux
Éric Zemmour confond volontairement (p.68 et 71) le terme de Francs, qui désigne les croisés, et celui de Français. Il suffit d’en revenir aux sources, qui affirment clairement le caractère plurinational des troupes de la première croisade (...)
des Français, mais aussi des Italiens, des Anglais, des Bretons, des Lorrains, des Normands, des Teutons, des Gascons, des Espagnols, des Bourguignons, des Provençaux… Or tous ces peuples ne sont pas français et ne se définissent pas comme français : si certains finiront par le devenir (comme les Provençaux ou les Bretons), ce n’est que bien des siècles plus tard et il est donc extrêmement fallacieux de coller sur le XIe siècle des identités qui n’existent pas à l’époque. Godefroy de Bouillon, duc de Basse-Lotharingie, n’est « français » ni par la langue qu’il parle, ni par ses fidélités politiques (puisqu’il est vassal de l’empereur du Saint-Empire romain germanique).
Ce qui est fascinant, c’est que cette confiscation de la croisade par les Français et pour les Français commence dès l’époque médiévale. (...)
Au XIXe siècle, une violente querelle opposa de même érudits français et belges, les deux cherchant à s’approprier la figure prestigieuse de Godefroy de Bouillon, dans un contexte de construction des identités nationales.
Éric Zemmour apparaît donc comme l’héritier de cette longue volonté de confisquer la gloire de la croisade, quitte à réécrire une épitaphe ou à fausser l’histoire.(...)
« La croisade aura duré moins de deux siècles »
>> Faux
Il est faux de parler de « la croisade », comme s’il s’agissait d’un mouvement unique (p.68). Durant toute la période médiévale, le pape lance des croisades en direction de la Terre Sainte bien sûr, mais aussi de l’Espagne, de l’espace balte (croisades des chevaliers teutoniques), contre les Albigeois (les cathares) dans le Languedoc ou encore contre un ennemi politique en Occident… Il n’y a donc pas qu’une seule croisade.
En outre, Éric Zemmour confond (là aussi, volontairement) les États latins d’Orient et les croisades.(...)
« Le pape Urbain II avait reçu la visite d’un Picard qu’on nommait Coucou Piètre, ou Pierre l’Hermite »
>> Contestable
Le surnom « Coucou Piètre » sort littéralement de nulle part : on le trouve pour la première fois, à notre connaissance, chez Jules Michelet, que d’ailleurs Éric Zemmour cite juste après (p.65). Avec tout le respect dû à ce grand écrivain du XIXe siècle, il faut préciser que ce n’est pas une source de l’époque des événements (ce qu’on appelle une source primaire), mais un romancier qui écrit des siècles plus tard. Les historiennes et historiens contemporains n’ont pas repris ce surnom que l’on ne trouvera jamais dans un bon livre d’histoire sur les croisades.
Pierre l’Ermite, lui, a bien existé et il a joué un rôle fondamental durant toute la première croisade, même si sa visite à Urbain II n’est absolument pas attestée. (...)
« On ne peut juger du bien-fondé des croisades qu’à la lueur de la chute de Constantinople devant les troupes turques en 1453 »
>> Contestable
Un ou une historienne n’a pas à « juger du bien-fondé » de quoi que ce soit : son rôle n’est pas de distribuer bons et mauvais points ni de siéger dans une sorte de tribunal de l’histoire…
Plus grave encore, la méthode que propose Éric Zemmour (p.69) s’appelle une approche téléologique : cela consiste à voir un événement en fonction de ce qui s’est passé après lui. C’est l’un des gros biais qui guettent toujours l’historien ou l’historienne, puisqu’évidemment, quand on raconte l’histoire, on en connaît la fin : on a donc toujours tendance, parfois inconsciemment, à considérer que les événements devaient forcément déboucher sur cette fin-là. Or un événement a des causes, puis des conséquences, dans cet ordre, et on ne peut pas lire un événement à partir de ses conséquences (ou, en tout cas, pas seulement). (...)
« L’affaiblissement de l’esprit de croisade ne fut pas une marque de progrès moral mais une preuve de décadence »
>> Contestable
Aux dernières nouvelles, la « décadence » n’est pas un outil d’analyse historique, mais un pur fantasme pseudo-historique, qui cache en réalité un jugement d’ordre moral. (...)
« Pour justifier leurs attaques meurtrières sur le sol français en 2015, les propagandistes du Califat islamique sonnèrent l’heure de la revanche contre les “croisés” »
>> Contestable (...)