
7,9 millions de personnes pratiquent le yoga en France quand elles n’étaient qu’1,6 million il y a dix ans. Dans Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme, Zineb Fahsi signe un essai critique sur cette discipline qu’elle enseigne elle-même.
basta ! : En quoi le yoga vous paraît-il être devenu une formidable « caisse de résonance » de l’idéologie néolibérale » ?
Zineb Fahsi : Il suffit d’analyser les discours qui accompagnent et encouragent la pratique du yoga aujourd’hui. Cela se résume souvent à une longue liste de bienfaits en tout genre, comme si le yoga était devenu une recette miracle, un palliatif de tous nos problèmes : on va apprendre à mieux gérer ses émotions, reprendre possession de son corps, améliorer son sommeil, gagner en concentration, cultiver enfin des « pensées positives »… (...)
Autant d’aspects qui nous permettraient in fine d’affronter les tracas du quotidien et d’être plus heureux. Or, toute cette rhétorique de transformation que prône le yoga – car le yoga prétend bien changer le monde, c’est bien là tout le sujet ! – ne s’appuie plus que sur la responsabilité individuelle de tout un chacun, en évacuant consciencieusement tous les enjeux collectifs, politiques et sociaux.
C’est le principe de la « révolution intérieure » : tout ne repose plus que sur nos épaules, à nous de faire des efforts en premier lieu. C’est ce qui en fait un canal de diffusion extrêmement efficace de l’idéologie néolibérale, en contribuant à imposer insidieusement ce mythe selon lequel c’est en se transformant soi-même qu’on transforme le monde. Sauf que non, bien sûr que non, ce n’est pas le yoga ni notre métamorphose intérieure qui nous sauveront du patriarcat, de l’augmentation des inégalités, des hôpitaux en déliquescence ou des burn-out au travail ! (...)
Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes dans l’évolution du yoga. Alors qu’au départ, il prônait l’exploration de soi loin des carcans du moule social, le yoga est devenu une pratique très normative, et très conforme avec les grandes représentations dominantes de la société. Un simple constat : la plupart des cours de yoga ne sont pas accessibles à des personnes non valides. En fait, il y a une grande violence symbolique qui se joue là. (...)
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Et le yoga sauvera le monde
Le 21 juin, les Nations unies célébraient la neuvième Journée internationale du yoga. Très en vogue, cette discipline qui vise à favoriser l’apaisement du corps et de l’esprit n’en finit pas d’être instrumentalisée à des fins marchandes et d’amélioration de la productivité au sein des entreprises. Une tendance critiquée par nombre de ses pratiquants.
Longtemps cantonné dans les imaginaires occidentaux à une pratique ésotérique prisée par les hippies, le yoga s’est taillé une place de choix dans nos quotidiens. Il est enseigné dans des centres spécialisés, pratiqué dans les salles de sport ou dans des environnements plus surprenants, comme les hôpitaux, les écoles, l’armée ou les entreprises. Entretenir sa santé, cultiver une pensée positive, gérer son stress, réguler ses émotions, développer sa résilience, libérer son plein potentiel, se relier à son « moi authentique », être plus efficace, plus souple, plus créatif, plus heureux, voire répandre la paix dans le monde : les bénéfices attribués au yoga semblent sans limite.
Aujourd’hui largement enseigné comme une méthode de développement personnel, mais avec le vernis orientaliste que lui conféreraient son « authenticité » et le prestige associé à une tradition lointaine et millénaire, le yoga promet, selon la journaliste Marie Kock, « à tous les lessivés du monde moderne (…) une planche de salut aussi accessible que transformatrice ». Une promesse de transformation qui participe sans doute de son essor spectaculaire ces dernières années, avec 7,6 millions de Français qui déclarent le pratiquer régulièrement, c’est-à-dire une ou deux fois par mois, selon le Syndicat national des professeurs de yoga.
Le yoga est partout, et il peut tout. C’est Amazon qui, dans le cadre de son programme WorkingWell (« bien travailler »), met à disposition de ses employés en entrepôt des cabines judicieusement baptisées « AmaZen » : on y récite des mantras, on y médite, on s’y étire ; autant de pratiques visant à « stimuler les salariés et recharger leurs batteries ». C’est le patron d’une entreprise de tisanes ayurvédiques qui décide de dispenser des cours de yoga le midi et qui se confie : « On fait cette séance de yoga, et (…) ensuite pendant dix minutes, il y a une petite réunion impromptue et comme les gens sont posés, (…) je peux faire un ou deux reproches à un employé, (...)