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DANIEL SALVATORE SCHIFFER : Mon témoignage vécu sur l’un des faits les plus terrifiants de la guerre en ex-Yougoslavie
Article mis en ligne le 19 mai 2012

C’était le 21 mai 1993, il y a donc dix-neuf ans presque jour pour jour, en pleine guerre de l’ex-Yougoslavie (200.000 morts et 1.000.000 réfugiés). Ce jour-là, je revenais, en voiture, de Sarajevo pour, sillonnant les routes du sud est de la Bosnie, non loin donc de Srebrenica, rejoindre la Serbie, située de l’autre côté de la Drina, ce fleuve, magnifique mais sauvage, qui a toujours servi de frontière naturelle entre ces deux républiques.

Je me rappelle encore le nom de ces villages que, avant d’atteindre les petites villes bosniaques de Bratunac puis de Zvornik, je traversai alors : Tekija, Milici, Staklar, Kravica, Nova Kasaba, Konjevic Polje, Kajici, Ranca, Repovac.

Mais ce dont je me souviens surtout, avec le plus de netteté et de douleur à la fois, c’est de l’effroyable état de destruction, mêlé à l’âcre et nauséabonde odeur de la mort, dans lequel se trouvaient ces hameaux apparemment dépeuplés.

Car j’y découvris, au fil de ces kilomètres où s’alternaient villages orthodoxes (serbes) et musulmans (bosniaques), ce qu’il ne m’avait jamais encore été permis de voir en mon existence : un immense espace vide où la vie, mise à part l’imperceptible frémissement de la nature, n’existait plus, pulvérisée, anéantie : des villages rasés au sol et dont il ne restait, littéralement, plus rien, sinon des carcasses de maisons éventrées, criblées de balles, pillées, incendiées, carbonisées. Et, tout autour de cette muette mais sinistre atmosphère de crime, dans le crépuscule du soir qui s’avançait lentement, sous le ciel encore balayé d’une lumière violacée et parmi le parfum envoûtant des acacias, un silence absolu, inhabituel, terrifiant, irréel et inhumain.

Et pour cause : la purification ethnique, manifestement, y avait été pratiquée de la manière la plus féroce qui fût, sans que rien, pas même un chat, n’y survécût ! (...)

Lorsque je demandai à mon chauffeur le motif de pareil déchaînement de haine, il me répondit que c’était là le genre de représailles que ces extrémistes serbes avaient décidé de réserver à leurs ennemis. Car, insista-t-il, c’était les forces musulmanes, aidées en cela par les fascistes croates, qui avaient commis, à ses dires, les premiers massacres en cette région, dont celui de Bratunac. Il m’emmena alors visiter, en guise d’irréfutable preuve matérielle, le cimetière de cette municipalité, où gisaient, effectivement, plusieurs centaines de tombes serbes : de jeunes militaires, pour la plupart, sauvagement abattus, trucidés eux aussi, par les tortionnaires du camp adverse.

Oui : l’apocalypse, en ces jours de malheur, était passée par ici ! J’en eus le vertige.
(...)

Ces terribles méfaits, je ne tardai pas, bouleversé par leur indicible horreur, à les dénoncer publiquement dès juin 1993, un mois après donc, dans un récit, sous forme de journal de guerre, intitulé Requiem pour l’Europe, que publièrent, sans la moindre censure, les Editions de L’Âge d’Homme. Mais, bizarrement, ce témoignage vécu, à mes risques et périls, par où je tentais d’alerter l’opinion publique sur l’un des épisodes les plus affreux de la guerre en ex-Yougoslavie resta alors, incompréhensiblement, lettre morte. Personne, au sein des chancelleries occidentales ou de la diplomatie internationale, ne s’en inquiéta véritablement à l’époque : une indifférence crasse, aussi lâche que scandaleuse et, comme telle, complice, indirectement, de ce génocide qui allait se perpétrer en toute impunité, deux ans après seulement, à Srebrenica, enclave alors musulmane se situant à quelques kilomètres, à peine, de ce pan d’enfer sur terre dans lequel je m’étais ainsi, bien malgré moi et quasi par hasard, retrouvé un jour !
(...)

Ainsi ne fus-je malheureusement guère étonné, bien que j’en eus certes le cœur serré et la gorge nouée, lorsque j’appris, en juillet 1995 donc, que cette ville martyre de Srebrenica fut effectivement, sans même que les fameux « casques bleus » de l’ONU ne prirent la peine d’intervenir afin de protéger les populations civiles, le sanglant et violent théâtre - mais en pire encore, si cela est possible - de ce même genre de barbarie, impensable, voire même tout simplement inimaginable en sa monstruosité, pour un être humain normalement constitué.

Si bien que ce n’est aujourd’hui que justice, en vérité, que ce « bourreau des Balkans » que fut Ratko Mladic, lequel, en tant que chef militaire suprême des Serbes de Bosnie, planifia en effet le massacre de Srebrenica (8.000 morts), comme il commanda tout aussi honteusement le siège de Sarajevo (10.000 morts), rende enfin des comptes, avec son procès qui vient de s’ouvrir, ce 16 mai 2012, devant le Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie, pour ces innommables crimes, qu’ils fussent de guerre, contre l’humanité ou assimilés à des génocides, dont ses impitoyables soldats se rendirent là, indéniablement, coupables.
(...)

Une ombre gigantesque demeure, toutefois, au tableau de La Haye : le fait que tant les présidents croate, Franjo Tudjman (révisionniste historique et antisémite notoire), que bosniaque, Alija Izetbegovic (fondamentaliste islamiste et farouche nationaliste), qui se rendirent pourtant responsables eux aussi, quoique en de moindres proportions, des pires exactions (en Krajina notamment, d’où des milliers de Serbes furent expulsés manu militari et contraints à l’exil) à l’encontre des populations civiles serbes, restèrent impunis et moururent ainsi, quant à eux, de leur belle mort, enterrés auprès des grands hommes de leur pays et même encensés, non seulement par leur peuple respectif, mais par certains de nos intellectuels les plus médiatisés, dont Alain Finkielkraut, ardent défenseur du premier, et Bernard-Henri Lévy, fanatique apologiste du second.

Car, c’est un truisme de le dire, il ne peut y avoir de véritable justice, rigoureuse et impartiale ainsi qu’elle est à espérer au regard de ces tragiques faits de notre histoire contemporaine, là où il n’existe pas de réelle équité : le contraire, si d’aventure cela s’avérait le regrettable cas, serait verser en une justice essentiellement politique, voire partisane, et, comme telle, indigne de son objectif premier comme de son sens ultime ! (...)

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