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Mediapart
Corruption en Europe : « Nous sommes entièrement dévorés par les organisations criminelles »
#corruption #Europe
Article mis en ligne le 11 janvier 2023

Dans un entretien à Mediapart, Michel Claise, le juge belge chargé de l’instruction du scandale de corruption qui ébranle le Parlement européen, alerte sur la criminalité financière en Europe, devenue « incontrôlable ». Il faut alerter, plaide-t-il, sur le « dérèglement économique » qu’elle entraîne.

À l’actif de ce très redouté magistrat belge, plusieurs fois placé sous protection policière, de nombreuses enquêtes retentissantes ont envoyé de puissants cols blancs derrière les barreaux. La dernière fait trembler le Parlement européen depuis un mois et a valu à l’une de ses anciennes vice-présidentes, Eva Kaili, et à trois autres personnes d’être écrouées : elle concerne les soupçons de corruption d’élu·es par le Maroc et le Qatar. 

Michel Claise, qui ne cesse d’alerter sur l’ampleur de la corruption et du blanchiment d’argent depuis des années en Europe, a accepté de rencontrer Mediapart à une condition : pas un mot sur ses dossiers en cours. (...)

Il dénonce le manque de moyens de la justice pour faire face à la catastrophe, s’alarme de l’impéritie politique qui profite aux organisations criminelles et appelle à un sursaut démocratique. (...)

Mediapart : Vous dites que l’argent sale est partout dans l’économie européenne. Estimez-vous qu’il y a plus de corruption aujourd’hui qu’il y a vingt ans ?

Michel Claise : Absolument, il y a une aggravation du phénomène. Le système de fonctionnement des organisations criminelles est aujourd’hui démultiplié par les nouvelles technologies. Le deuxième phénomène, c’est l’énorme fortune qui se crée sur la base du produit de ces trafics. 

On peut partir de l’exemple à la mode des narcotrafiquants. Rien que sur le port d’Anvers, en Belgique, la cocaïne représente 10 % à 12 % du montant global annuel de l’importation. D’autres ports de l’Union européenne sont touchés : Le Havre en France, mais aussi Amsterdam et Rotterdam aux Pays-Bas. 

Ajoutez à cela les autres drogues, qui représentent des montants très importants. On estime par exemple à 10 milliards, 15 milliards peut-être, par an le blanchiment de la résine de cannabis en provenance du Rif au Maroc. 

Ajoutez encore la contrefaçon, qui vient essentiellement de Chine et qui passe aussi par les ports cités. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) évoque un montant de 300 milliards pour l’Union européenne de produits de contrefaçon chaque année. 

Une autre criminalité, la cybercriminalité, est en train de nous dévorer. Grâce à elle, les organisations criminelles font des profits monstrueux (...)

Que font les États pour lutter contre ces fléaux ? Leurs stratégies vous paraissent-elles à la hauteur ? 

Les montants énormes que je vous décris portent sur une année. Imaginez sur plusieurs années. Quand l’argent est blanchi, il continue de rapporter, et on ne contrôle pas cela. Jacques Attali l’avait écrit dans son essai Une brève histoire de l’avenir : « Un jour, les entreprises illicites auront pris le pas sur les entreprises licites. » 

Je pense que nous le vivons depuis un certain nombre d’années déjà. Dans mes différentes interventions, et je l’ai encore dit devant la commission de justice du Parlement fédéral, je répète qu’il faut absolument faire l’état des lieux. Pourquoi ? Parce qu’il y a une impéritie politique et une incompréhension du citoyen qui ne parvient pas à matérialiser l’importance du phénomène. 

Pour cela, il faut faire comme avec l’autre métastase de notre société aujourd’hui, qui est le dérèglement climatique. Il faut que le dérèglement économique par la criminalité financière fasse l’objet d’une étude de toutes les conséquences qu’elle entraîne, avec des sociologues, des économistes, des criminologues. (...)

Je pense très sincèrement qu’il n’y a pas de volonté politique de prise en compte de la gravité de la situation. Pourquoi ? Certaines personnes essaient de me faire dire : parce que les politiques sont corrompus eux-mêmes. Je ne crois pas. En Europe en tout cas. Mais ils deviennent complices de cette situation en ne la prenant pas en considération. (...)

J’ai eu l’occasion de croiser deux hommes politiques sur un plateau de télévision récemment. Le premier me dit : « Il faut constater que la situation est grave. » Je réponds : « Il serait temps. » Le second dit : « Il faudrait vraiment faire quelque chose. » Je réponds : « Le simple fait d’utiliser ce conditionnel rend complice de cette situation. » Je lui dis : « Il faut faire quelque chose ! » Il me dit : « Mais en termes de budget, c’est trop tard, il faut attendre que… » Je le coupe : « Vous vous rendez compte de l’énormité de ce que vous dites ?! Pour contrôler le port d’Anvers, il y a six scanners très performants, il en faudrait vingt. Qu’attendez-vous pour en acheter quatorze ? »

Vous avez alors un silence ennuyé. (...)

Votre ministre de la justice est toujours dans une maison de sécurité. Aux Pays-Bas, le premier ministre et la princesse héritière Amalia sont sous protection policière...

Ce n’est pas une guerre larvée mais bien une guerre qui a été déclarée par les narcotrafiquants, d’où la montée de la prise de conscience de la classe politique. Mais c’est lent, épouvantablement lent. Ce n’est pas proportionné par rapport au phénomène. Je ne crois pas que le sentiment d’impunité et la violence actuelle des criminels proviennent du fait qu’ils seraient cernés et traqués, notamment depuis le démantèlement de Sky ECC, mais plutôt du fait qu’ils ont atteint une énorme puissance financière.

Est-il trop tard pour casser cette dynamique criminelle ? 

Pour casser le trafic, il faut saisir le maximum d’argent et empêcher l’argent de tourner, il faut renforcer les contrôles dans les ports, faire des surveillances indiciaires des dockers, des employés des systèmes douaniers et administratifs, car sans eux, la drogue ne rentre pas. Il faut aussi poursuivre les professionnels du blanchiment car le trafic ne prospère que si l’argent est blanchi. (...)

Ce ne sont pas seulement les truands qu’il faut traquer mais aussi les conseillers fiscaux, les avocats, les comptables, les banquiers, même si nous avons un système de contrôle solide, Tracfin en France et Ctif en Belgique. Bref, tous ceux qui participent à rendre propre l’argent sale, selon le bon vieux principe d’Al Capone, qui investissait l’argent de son business dans les laveries à Chicago. 

Il faut aussi une éducation à la consommation. (...)

Quels sont les moyens dont vous disposez en Belgique ?

Les moyens dont on dispose sont d’abord internationaux. La création du Parquet européen, pour les affaires financières, représente une avancée. Il y a sept juges européens en Belgique, j’en fais partie, je m’occupe de la partie francophone du ressort de la cour d’appel de Bruxelles. Je suis en première ligne pour voir que le bébé commence à marcher, même à courir. Il y a des outils formidables comme Europol et Eurojust, les collaborations entre police et justice à La Haye. 

En dehors de cela, sur le plan national, en Belgique, nous vivons un recul. (...)

Je le dis souvent dans mes interviews : nous poursuivons des Porsche avec des 2CV, ce n’est pas la peine de faire la course. L’art de les poursuivre, c’est l’art de créer des embouteillages. (...)

Il y a des réussites, certes, mais des tas de dossiers se terminent par des prescriptions, faute de moyens. Ce qui me fait tenir, c’est que je m’amuse, c’est vraiment passionnant. J’ai rencontré des personnes fantastiques qui sont mes collègues mais aussi les policiers spécialisés avec lesquels je travaille, doués et humains. La police, ce n’est pas que la castagne. 

Je suis magistrat instructeur depuis 22 ans. Il est vraiment nécessaire pour moi d’informer les citoyens. C’est pourquoi j’ai choisi aussi la voie littéraire. (...)

Êtes-vous inquiet pour le système démocratique, l’État de droit ?

Tout à fait. Pourquoi ces organisations criminelles sont-elles aussi puissantes ? Un, je vous l’ai dit, les chiffres. Deux, elles fonctionnent avec toute une série de professionnels et de personnes qui sont en dehors des organisations, mais qui finalement vont sur le plan pénal être associées à elles. C’est tout le système du blanchiment d’argent. La corruption est privée, mais elle est aussi publique.

Cela devient fondamental de réagir proportionnellement à l’immensité du phénomène et il est de notre rôle d’alerter. En Belgique, nous avons une plus grande liberté de parole que les magistrats français, non pour parler de nos dossiers – nous serions immédiatement renvoyés – mais par rapport à la jurisprudence européenne : les magistrats ont l’obligation de dénoncer les situations antidémocratiques. 

En Belgique, le juge d’instruction a plus de pouvoir qu’en France, où on a enlevé une aile à l’instruction en créant le juge des libertés et de la détention. Mais j’envie la France sur certains points. (...)

Vous avez créé l’Agence française anticorruption, le Parquet national financier, et nous sommes quelques experts à la commission justice de la Chambre des représentants à Bruxelles à faire pression pour la création d’un Parquet national financier en Belgique – plus indépendant, de préférence, qu’en France. 

Quand on touche à l’argent sale, et que ça touche au monde politique, les personnes se transforment en bêtes féroces. (...)