Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
medor.coop/Entretien avec Marie Peltier, historienne
«  Contre le complotisme, parlez de valeurs, pas des vaccins  »
#complotisme
Article mis en ligne le 12 août 2023
dernière modification le 11 août 2023

Marie Peltier a subi la force de frappe du complotisme durant la guerre en Syrie. Depuis, elle ausculte ce phénomène de société qu’on ne déjoue pas avec du fact-checking, mais bien en défendant la démocratie, la solidarité et la justice, suggère-t-elle. Rencontre avec une historienne qui étudie les grands récits de notre époque.

Réveillez-vous, on vous ment  !  » Sur la quatrième de couverture de son livre L’ère du complotisme, Marie Peltier, historienne et enseignante belge, cite Alain Soral, triste figure de l’extrême droite française. L’appel de Soral au «  réveil citoyen  » face au «  mensonge  » de l’élite résume, selon elle, le discours complotiste ou conspirationniste. On est en 2016, et même si le 11-Septembre est déjà loin, les «  conspis  » se sont bien installés sur internet, toujours prêts à asséner que la version officielle des grands événements «  cache des intérêts secrets  », qu’eux seuls pourront décrypter. Depuis, il y a eu une crise sanitaire et un vaccin qui ont aiguisé encore plus cette défiance envers le «  système  » et le «  discours officiel  ».

Marie Peltier s’y connaît en complotisme. C’est devenu un dada, depuis qu’elle s’est penchée, en 2011, sur la manière dont le conflit syrien était raconté. À l’époque, elle fustige ceux qui, en Belgique notamment, soutiennent le président syrien Bachar el-Assad, au nom de la lutte contre l’impérialisme américain (que l’on peut critiquer, évidemment). Elle se désole de constater que même des personnes «  de gauche  », à force de critique systématique des États-Unis, entrent dans des logiques complotistes et finissent par soutenir aveuglément le régime totalitaire syrien. Le dénoncer n’était pas simple : les insultes et le harcèlement ne se sont pas fait attendre. (...)

M.P.
En 2016-2017, je recevais tellement de menaces des pro-Assad de Belgique et de France que j’avais un policier à mes conférences. Avec l’âge, j’ai gagné en expérience. On met des choses assez basiques en place pour se protéger : bien s’entourer, pouvoir se couper des réseaux sociaux. Mais je n’ai jamais vraiment cessé d’être harcelée. Je ne suis jamais complètement sereine. (...)

Assad massacrait sa population et plusieurs pays avaient tracé une ligne rouge à ne pas franchir dans le conflit. Moi, j’ai signé une tribune de soutien à l’intervention, avec Simone Susskind, et on s’est fait lyncher. Des gens ont même écrit à mon boss pour demander qu’on me vire de l’association où je travaillais. (...)

Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, un mode de pensée complotiste a été impulsé par des acteurs réactionnaires, hostiles à l’idée d’émancipation collective et de lutte contre les dominations. Les premières grandes théories de ce type ont émergé au sein des milieux monarchistes et catholiques dans les années précédant la Révolution française. Rapidement, elles ont répandu l’idée que la Révolution était le fruit d’une conspiration initiée par la franc-maçonnerie. (...)

On a vu pendant la crise sanitaire, par exemple, des discours conspirationnistes qui invoquaient tous la même imagerie, celle du «  Juif qui tire les ficelles en coulisses  » – mais sans l’appliquer aux Juifs. Les gouvernements, les milliardaires philanthropes, l’industrie pharmaceutique, pour problématiques qu’ils soient, sont dénoncés comme voulant systématiquement du mal, de façon intentionnelle et cachée. On est face à un antisémitisme sans juif, mais qui reprend tout le logiciel de pensée antisémite. À l’extrême droite, c’est très présent, mais aussi au sein d’une gauche «  anti-système  ». (...)

Cela peut être Bill Gates, qu’on accuse de mener des projets d’aide humanitaire ou médicale pour, en fait, nuire à une grande quantité de gens. À l’extrême droite, à l’inverse, cette logique conspirationniste est totalement ancrée. Elle sert à la fois à attaquer les institutions démocratiques et à dénigrer les minorités, qu’elle étiquette comme toutes-puissantes (les juifs) ou voulant nous remplacer (les musulmans). (...)

Il faut quand même rappeler que le mensonge politique ou industriel existe. La frontière est donc ténue entre une saine critique du pouvoir, salutaire en démocratie, et un discours complotiste, qui la fragilise. Quand a eu lieu ce basculement  ?

M.P. :

Pendant des siècles, nous avions de grands récits de société, des idéologies qui nous portaient et créaient du lien social. La chrétienté, le communisme pour certains, la défense des institutions démocratiques, pour d’autres, ou le «  plus jamais ça  » après la Deuxième Guerre mondiale. Jusqu’à la chute du mur de Berlin (1989) et, à la fin de la guerre froide, nous vivions aussi dans une vision qui opposait l’Occident au bloc de l’Est. Avec la chute du mur, ce récit s’est effondré, dans les années 1990, et rien n’a été rebâti. Aujourd’hui, aucun discours prometteur, engageant pour les démocraties, notamment européennes, n’a jamais réellement émergé. (...)

Dans l’ensemble du débat public, ces deux lignes narratives (civilisationnelle et anti-système) ne se sont pas combattues l’une l’autre, elles se sont entrelacées et cela a profité à l’extrême droite, qui est surpuissante partout en Europe, même si en Belgique francophone nous en sommes un petit peu préservés. Car l’extrême droite adhère aux deux récits : elle est civilisationnelle, car elle est anti-musulmane, raciste, anti-gay. Et elle est antisystème, car elle dit que les dictatures, c’est pas si mal, que la démocratie est un leurre. Mais ces logiques ont commencé à imprégner d’autres sphères de la politique. (...)

Nous sommes face à des gens, blancs, pro-armes, religieux, qui fantasment que les libéraux veulent tous les remplacer. Trump a réussi à draguer les Républicains, alors qu’il est un pur produit du système qu’ils abhorrent, le système financier américain. C’est une grande imposture. (...)

Nos gouvernements ne défendent pas la démocratie. L’actuel président américain, Joe Biden, qui est par ailleurs très critiquable, assure beaucoup plus la défense des droits. Il se revendique woke. Il le fait par stratégie – ne soyons pas naïfs – mais il a compris qu’il fallait un récit démocratique fort. En Europe, on a quelques années de retard, on est dans une phase Trump. Regardez Emmanuel Macron… (...)

Emmanuel Macron s’est fait élire à la présidence française en se présentant comme «  le candidat anti-système  ». Puis il a retourné sa veste, au début de son premier mandat, en faisant allusion à l’idéal européen. On aurait pu croire qu’il allait défendre un discours démocratique fort, l’idéal des Lumières, et tout cela. Mais pas du tout. Et à la fin, il se retrouve sur bien des questions, avec un positionnement proche de l’extrême droite. (...)

Macron, c’est quelqu’un qui croit qu’il faut flatter ce qui marche. En décembre 2020, quand les vaccins débarquent, il ne dit pas que tout le monde doit se faire vacciner. Il n’a pas non plus un discours conspirationniste, mais il est plutôt mou. Pas étonnant : on est en pleine deuxième vague et la figure de Raoult explose, le conspirationnisme autour du vaccin aussi, et Macron essaye de se mettre ces gens dans sa poche. Ce n’est que quand il verra que trop peu de gens se font vacciner et qu’il se fait critiquer par des médecins qu’il aura un discours plus clair sur la nécessité de se vacciner. (...)

M :

Concrètement, comment fait-on pour lutter contre le complotisme  ? De l’éducation aux médias  ? Du fact-checking  ?

M.P. :

Je ne jette pas toutes ces initiatives des médias à la poubelle. Mais je vais être un peu dure : pour endiguer le complotisme, ça ne sert à rien. Même les gens qui travaillent sur des outils de fact-checking s’en rendent compte. Cela peut vous aider à déchiffrer le vrai du faux, mais ça n’agira pas sur l’adhésion au logiciel complotiste. Pour moi, il faut travailler sur la formation politique au sens large : donner des grilles de lecture, des outils de compréhension du monde. Les jeunes à qui j’enseigne n’ont plus de repères, de récits démocratiques auxquels s’identifier.

M. P.

Parce que depuis vingt ans, on encourage la neutralité chez les personnes qui transmettent les récits : un journaliste doit être neutre, un professeur, un chercheur aussi. Mais la neutralité ça profite à qui au final  ? À ceux qui disent quelque chose de manière claire depuis vingt ans, en l’occurrence l’extrême droite. Ce dogme de la neutralité a fait beaucoup de mal et il est temps de réapprendre aux gens à se repositionner politiquement.
(...)

Pour ma part, j’ai décidé de redonner un peu mon avis. Je ne fais pas de politique partisane avec mes étudiants, mais, par exemple, j’ai parlé avec eux du vaccin. Si personne ne leur en parle de façon frontale, on ne peut pas leur en vouloir d’aller se vautrer dans des contenus conspirationnistes. (...)

J’ai dit que je n’étais ni médecin ni scientifique, et donc que je n’allais pas argumenter sur les avantages du vaccin sur le plan médical, faute de compétence. Mais j’ai expliqué pourquoi, selon moi, la vaccination était importante. Puisque je suis prof d’histoire, j’ai refait une chronologie de la vaccination depuis l’entrée dans le XXe siècle. Je leur ai montré comment cela avait endigué largement la mortalité infantile. Beaucoup disaient qu’ils étaient jeunes et ne risquaient rien. Mais le vaccin, ai-je expliqué, on ne le fait pas que pour soi, on le fait collectivement, pour protéger les plus faibles. Je ne sais pas si j’ai convaincu grand-monde, ce n’était pas le but, mais c’était une expérience sociale et ils se sont sentis respectés. C’est le contraire de la neutralité, j’ai donné ma position. On ne peut pas feindre qu’on n’a pas d’avis, pas de position. Dire qu’on n’a pas d’opinion face à la montée du racisme, de l’extrême droite, ce n’est absolument pas souhaitable. (...)

M :

Si on croise, demain, un cousin conspirationniste, qu’est-ce qu’on fait  ?

M. P. :

Je dirais de ne pas aller directement sur les questions qui fâchent, le vaccin, le voile, etc., et de tenter de renouer le dialogue sur les questions plus fondamentales, de valeurs, de vision. Demander : pourquoi vous êtes tellement en colère  ? Quelle société voulez-vous  ? En général, cela désamorce complètement les tensions. Tenter d’offrir un autre discours, parler de solidarité, cela remobilise l’affect, les émotions. Il faut trouver des moyens de vibrer à nouveau.