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Comprendre pour combattre
Article mis en ligne le 12 septembre 2017
dernière modification le 11 septembre 2017

Tous-tes les sociologues aimeraient écrire des livres rigoureux, originaux et utiles à la fois. Cet objectif est très exactement atteint par l’ouvrage de Violaine Girard qui, en étudiant des habitants du périurbain, rompt avec la focalisation, de droite comme de gauche, sur la figure de l’ouvrier chômeur déclassé, « forcément » exaspéré par la proximité des immigrés. Des classes populaires stables, connaissant de petites mobilités, n’expriment pas tant, à travers leur vote pour Le Pen, leur désarroi qu’une quête de respectabilité. L’auteure du Vote FN au village paru aux éditions Le Croquant explore les ressorts de cette posture, et remet au premier plan le rôle des élites dans la production de cette « conscience sociale » aux conséquences politiques ravageuses.

De nombreuses recherches l’ont montré : les électeurs du Front national ne forment pas un groupe homogène, mais un « conglomérat », pour reprendre l’expression de Daniel Gaxie. La thèse du « gaucho-lepénisme », qui a popularisé l’idée d’un transfert des votes communistes des ouvriers vers le Front national, a été maintes fois réfutée. Mais la réduction persistante du vote d’extrême-droite aux classes populaires déclassées ne relève pas que de l’erreur d’analyse. Elle a une fonction politique, bien analysée par Annie Collovald. Le « populisme du Front national » jette le discrédit sur les classes populaires, une fois encore rejetées dans une irrationalité que les élites, elles foncièrement « républicaines », s’efforceraient de contenir.

La visibilité donnée à tel ou tel groupe du « conglomérat » participe de luttes symboliques, ce que Pierre Bourdieu appelle des luttes de classement. Ces luttes, dont les enjeux sont bien réels, ne sont pas dépourvues d’affects politiques : qu’on cherche à réhabiliter un groupe en accusant l’adversaire de le « haïr » ; ou au contraire qu’on s’efforce d’en discréditer un autre en reprochant à ce même adversaire de lui apporter une « défense inconditionnelle ».

Rien de tel dans le livre de Violaine Girard. Assurément on sort de sa lecture sans sympathie particulière pour ces « salariés modestes » qui, sans connaître le dénuement, détiennent peu de capitaux, et dont les efforts acharnés pour conquérir cette respectabilité tant désirée, notamment par la propriété, a pour corollaire le mépris des « assistés ». Mais il s’agit d’abord de comprendre.

Le ton et le registre d’écriture sont justes. La rigueur de l’analyse, la reconstitution des trajectoires d’élus et d’habitants, les extraits d’entretien ou encore les références sociologiques forment un plaidoyer pour l’analyse scientifique. Celle-ci n’est toutefois pas déconnectée des débats en cours, et nous voudrions en montrer ici l’utilité. (...)

Impossible de comprendre le vote FN sans revenir à cette restructuration du territoire, qui éclaire les trajectoires sociales, professionnelles et résidentielles des électeurs. Mais Violaine Girard regarde aussi la manière dont d’autres élus, plus modestes, contribuent aujourd’hui à façonner ce vote en inscrivant dans l’espace des hiérarchies raciales. Le chapitre 6, un des meilleurs du livre, est sans appel, qui, prenant au sérieux l’existence de phénomènes ethno-raciaux, analyse les « stratégies municipales de préservation d’un entre soi blanc ».

Le contrôle du peuplement de la ville passe par le refus des logements sociaux, par la gestion du parc locatif municipal, et par la délivrance des permis de construire, autant de leviers qui conduisent à « une mise à l’écart organisée des minorités racisées » (p. 216). En agissant ainsi sur la composition du voisinage, la municipalité se met précisément « au service des familles respectables », dont les relations de proximité organisent un véritable contrôle social. (...)

Cette analyse de la vie municipale locale est précieuse en ce qu’elle réfute la fausse opposition entre des élites politiques racistes et des électeurs Front National dont le vote n’aurait que des ressorts « sociaux ». En réalité qu’il s’agisse d’élus locaux ou d’habitants, il y a une construction sociale du racisme. (...)

Entre le rôle des élites et le bulletin de vote, Violaine Girard multiplie les points de vue pour rendre compte d’une conscience sociale qui porte vers l’extrême-droite. En pénétrant dans les maisons des enquêtés, en se penchant sur leurs conditions de travail, la scolarité de leurs enfants, ou encore leur rapport au politique, l’enquête, très riche, nous fait découvrir un véritable mode de vie (...)

La méfiance par rapport au politique et le brouillage du clivage gauche/droite, dominants au sein des classes populaires, jouent un rôle déterminant, largement dénié par la classe politique. (...)

Le choix de l’accession à la propriété, là encore fruit des politiques de logement avec l’abandon du soutien massif à la construction de logement social en 1977, joue un rôle décisif. L’installation en pavillon vient asseoir une « estime sociale », qui fait écho à la relative stabilité trouvée dans le monde professionnel. On peut exhiber cette respectabilité dans la sociabilité de voisinage, et même dans une vie associative, dont Violaine Girard montre qu’elle ne fait pas disparaître magiquement les clivages sociaux. De même que la proximité spatiale n’efface pas les inégalités sociales, le vivre ensemble n’est pas nécessairement porteur de réconciliation. En effet, la scène associative des périurbains est bel et bien, insiste l’auteure, fermée à d’autres habitants. (...)

il faut souligner au final la grande utilité de ce livre pour les intellectuel-le-s et/ou militant-e-s engagés contre le Front national, accusés si souvent, et de façon parfois contradictoire, d’« intellectualisme » ou de « moralisme ». En réalité comprendre et combattre ne doivent pas être opposés : l’analyse sociologique du monde, en dénaturalisant les dominations, ne nous aide-t-elle pas à les trouver injustes ? Violaine Girard donne, selon nous, une belle illustration de cette démarche.

Son enquête nous rappelle aussi que la compréhension du vote FN ne se limite pas à « écouter » ses électeurs. C’est tout autre chose que font les sociologues qui, certes équipés de leurs enregistreurs, objectivent aussi des rapports sociaux, retracent des généalogies, et nous invitent à décortiquer les ressorts complexes de la domination raciste. (...)