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Non-Fiction
Comment passer des « je » au « nous » ?
Nous Tristan Garcia Éditeur : Grasset
Article mis en ligne le 13 janvier 2017
dernière modification le 3 janvier 2017

Un essai philosophique pour comprendre la logique interne par laquelle tout groupe se trouve traversé par des conflits de découpage.

« Je », « nous », « vous » : nous sommes habitués à utiliser ces trois pronoms personnels en permanence. Mais faisons-nous encore attention à leur signification ? Aux distributions et au découpage du réel qu’ils autorisent ? A leurs rapports entre eux ? Pas certain. À combien de partages et de délimitations président-ils pourtant, non sans permettre des intersections aussi bien que des chevauchements ! Il fallait bien que quelqu’un se donne le temps et l’espace éditorial pour nous éclairer, théoriquement, sur ces points.

En l’occurrence « nous », tel groupe – excluons de tenir le même propos pour « on » qui ne désigne que des collectifs sans affirmation –, qu’est-ce à dire ? Une famille, une administration, une Église, un club, un clan, une république, une démocratie, une association féministe... Beaucoup se plaignent de nos jours de l’absence de conscience commune de la cité de la part des jeunes générations ou de nos concitoyens plus généralement. Justifié ou non, ce propos renvoie au phrasé du commun, « nous », ou de son absence (« moi » ?). (...)

Même s’il n’existe qu’un seul mot pour le dire, ce « nous », c’est une sorte de sujet plastique, assez souple pour être pris en charge par des êtres de toutes conditions, et suffisamment contraignant pour distinguer des camps, et donc des « autres », suivant qui se sert du terme, et comment il s’en sert. (...)

L’histoire de la démocratie, en France, n’est évidemment pas dissociable de la double constitution d’un « nous » – même s’il se heurte de nos jours aux conflits entre universalistes et différencialistes – et d’un « eux », qui prend selon les cas les valeurs d’un autre, d’un adversaire ou d’un ennemi. (...)

il importe aussi de poser la question de savoir si les « nous », d’ailleurs politiques ou non, correspondent à des « identités », s’ils en fondent, s’ils ont besoin d’une telle référence ? Il est des « nous » qui ne coïncident avec aucune identité donnée en amont (ladite « origine »), car ils reposent foncièrement sur l’acte de volonté qui indique une identification, plutôt que sur la référence à une identité antérieure impliquant le plus souvent la guerre des identités.

Les « nous » vides

Ce point est d’autant plus important qu’existent, au sein de la diversité des « nous », des « nous » vides. (...)

il reste une difficulté à résoudre, sur laquelle les désaccords heureux sont encore nombreux : pourquoi et comment cède-t-on à la servitude du « nous », pour employer les termes classiques de La Boétie ? (...)

Faire l’exercice de dire « nous »

L’un des points les plus précis de cet ouvrage est celui qui concerne l’étude pour partie phénoménologique qu’engage la question : Que se passe-t-il dès que nous disons « nous » ? Comment le vocabulaire du « nous » structure-t-il notre esprit individuel ? (...)

Il manque encore une chose : le point d’appui destiné notamment à aider à passer au-delà du « je ». S’agira-t-il pour l’un ou pour l’autre de chercher un fondement dans l’empathie, le partage, la dilatation, la capacité à se transcender, la solidarité, l’identification... ?

L’auteur évoque avec pertinence ces diverses modalités d’adhésion. Ainsi amplifie-t-il la démarche de son ouvrage, car dans ces cas, on ne se contente plus d’opposer « je » et « nous » ; on tente de poser (ou de vivre) le problème et de penser (ou vivre) la dialectique entre le « je » et le « nous », ou du moins le problème du passage de l’un à l’autre. (...)

Dans ce dessein cependant il est nécessaire de comprendre que nous ne coïncidons jamais avec nous-mêmes : il y a toujours en nous autre chose que nous, susceptible de nous « soulever » et de nous porter à la confrontation avec un « autre » (« vous », « ils », « eux »). En somme, quel que soit le « nous » visé, il y a toujours dans l’humanité des « autres », qui obligent ou aident à déstructurer les « je », au profit de « nous ». Mais simultanément, il existe au moins autant de potentiel de déstructuration des « nous ». Par exemple : les femmes par rapport aux mâles qui se prennent pour le tout (« Nous, les hommes... »), les Noirs par rapport aux Blancs (« Nous, civilisations supérieures... »), l’esclave par rapport à l’homme libre (« Nous, propriétaires.... »), le mécréant par rapport aux croyant (« Nous, dont dépend la civilisation européenne... »), etc. Ceci s’entend d’autant que le lecteur accepte, parce que nous ne pouvons rendre compte de tout, de passer rapidement, dans cette chronique, sur le problème des rapports humains/animaux (sous l’angle des frontières entre les espèces, de la classification et de la découpe de l’ensemble du vivant), incluant, compte tenu de notre époque, la possibilité d’une expansion de la communauté morale au-delà des frontières de l’espèce humaine.

Dire « nous », c’est-à-dire adopter une perspective différenciante, c’est par conséquent aussi choisir d’abord un plan de référence et mesurer la distance entre les trois valeurs de l’individu, du collectif et de l’autre. (...)

Une certitude ressort de la lecture de l’ouvrage : aucun découpage humain ne repose sur un principe naturel de classification. Tout découpage est construit, selon une histoire, une culture, des conditions spécifiques qui impliquent toujours des « autres ». Tout découpage est par conséquent susceptible de transformations.