
Youtube, Twitter, Linkedin... Les pro-atome envahissent les réseaux sociaux grâce à une kyrielle d’opérations de communication lancées par l’industrie électronucléaire. Leur argument phare : la faible empreinte carbone du secteur. Leur méthode : construire une opposition factice entre scientifiques (pronucléaires) et militants (anti). (...)
Depuis une dizaine d’années, ces plaquettes publicitaires prennent la poussière au fond des tiroirs : désormais, pour vanter ses mérites, l’industrie électronucléaire mise plutôt sur les réseaux sociaux. (...)
En 2018, l’Andra, l’agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, a lancé le mouvement en faisant appel à trois vidéastes [1], pour promouvoir le projet de stockage de déchets nucléaires, Cigéo. « On n’est pas là pour dire si le nucléaire c’est bien ou pas bien, se défendait Dave Sheik, l’un des youtubeurs, dans sa vidéo publiée en juillet 2018. Qu’on soit pour ou contre, il faut quand même bien faire quelque chose de ces déchets. »
En essayant d’éviter le débat clivant, l’opération de communication avait surtout un but « d’acceptabilité sociale », estimait dans Reporterre Béatrice Jalenques-Vigouroux, chercheuse en science de l’information à l’Institut national des sciences appliquées de Toulouse. « L’Andra veut rassurer les gens, il ne faut pas qu’elle paraisse comme un ennemi », analysait-elle.
Des partenariats rémunérés avec des youtubeurs et des web-télés
Trois ans plus tard, la stratégie de l’industrie électronucléaire n’a pas changé, et même, s’affermit. En décembre 2020, le groupe Orano (anciennement Areva, spécialisé dans les combustibles nucléaires) a sponsorisé deux chroniques de la web-télé « Le Stream ». Lors de la première, les animateurs ont proposé un quiz, dont les questions étaient principalement orientées sur l’aspect bas-carbone de l’énergie nucléaire [2] et sur le fait que le secteur recrute énormément. « Si vous cherchez du boulot, il y en a chez Orano », concluait un des animateurs lors de la seconde chronique, centrée sur l’interview d’une salariée du groupe.
En décembre 2020, le groupe Orano (spécialisé dans les combustibles nucléaires) a sponsorisé deux chroniques de la web-télé « Le Stream ».
Depuis janvier 2021, le groupe EDF (producteur et fournisseur d’électricité) a aussi choisi de publier sur Facebook plusieurs vidéos courtes en partenariat avec le site d’actualités Konbini et le youtubeur Poisson Fécond. Le principe : en moins de deux minutes, le vidéaste répond aux questions des internautes sur le domaine de l’énergie. L’occasion là encore de mettre en valeur l’industrie nucléaire.
(...)
cela élude totalement des problématiques qui mériteraient aussi d’être évoquées : la question du vieillissement des centrales, des risques de saturation des piscines de refroidissement, des lacunes du projet Cigéo, les conséquences des accidents nucléaires, ou encore du coût important du secteur.
« Il y a des logiques très intéressées des industriels derrière ces stratégies de communication », relève Alexandre Eyries, enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Bourgogne Franche-Comté. Leur but : « redorer l’image » et « dédiaboliser » un secteur parfois controversé, qui peut faire peur aux Français. En visant un public jeune, très actif sur les réseaux sociaux.
« Ce sont des acteurs qui sont imprégnés du mythe du "tout nucléaire" »
Cette promotion de l’industrie nucléaire se poursuit aussi sur Twitter. Cette fois... par des salariés eux-mêmes. Tristan Kamin, 27 ans, est ingénieur en sûreté nucléaire pour « un industriel privé ». Depuis 2018, il commente sur les réseaux sociaux les sujets d’actualité liés à l’énergie, et décrit certains aspects de son métier dans des séries de tweets. Surtout, il traque impitoyablement tous les contenus critiques du nucléaire, pour les « débunker » (c’est-à-dire montrer qu’ils sont faux).
(...)
Parmi toutes les personnes twittant sur le nucléaire, plusieurs semblent, au vu de leur biographie Twitter, travailler elles aussi dans le secteur. « Ce sont des acteurs qui sont imprégnés du mythe du “tout nucléaire”, dit à Reporterre Yves Marignac, consultant en énergie et porte-parole de l’association Négawatt [4] Ces personnes-là, retraitées ou salariées actives d’EDF par exemple, sont dans une dissonance majeure par rapport à une évolution de la société où cette image du nucléaire se défait. Elles se sentent agressées, il y a une sorte de réflexe de forteresse assiégée. » En bref, ces personnes utilisent les réseaux sociaux pour défendre leur outil de travail.
En 2018, l’association Voix du nucléaire a été créée. Elle réunit aujourd’hui près de trois cents adhérents
(...)
Son but : diffuser, notamment grâce aux réseaux sociaux (Twitter et Linkedin en tête), un discours en faveur du nucléaire. (...)
Depuis quelques années, une nouvelle catégorie d’internautes semble d’ailleurs s’intéresser au discours pro-atome. Et, surprise... ils se revendiquent écologistes. Alors que le mouvement écolo français s’est fondé sur des racines profondément antinucléaires, on observe pourtant une augmentation du nombre de personnes estimant que l’énergie atomique, peu émettrice de gaz à effet de serre, pourrait être un atout dans la lutte contre le changement climatique.
« Ce sont des profils qui ont une prise de conscience de l’urgence climatique assez récente, analyse Nicolas Nace, chargé de campagne Transition énergétique pour Greenpeace France [5] Un phénomène d’anxiété surgit, et le nucléaire apporte une illusion de solution miracle, qui permettrait d’être bas carbone. »
« Il y a beaucoup de gens qui n’étaient pas particulièrement pronucléaires jusqu’ici, voire plutôt antinucléaires, mais qui peu à peu voient le nucléaire comme un mal nécessaire face à l’impératif climatique », remarque aussi l’ingénieur Tristan Kamin.
Cette position est incarnée par une personne : Jean-Marc Jancovici. Ce consultant et spécialiste de l’énergie, surnommé « JMJ » par sa communauté de fans, rencontre un franc succès sur les réseaux sociaux. Ses cours et conférences diffusés sur Youtube attirent un nombre croissant de curieux — malgré une qualité d’image moyenne. Dans ses vidéos, il évoque bien d’autres sujets que l’énergie nucléaire mais c’est son point de vue sur ce sujet qui est largement repris et a construit sa renommée.
(...)
« Le discours des youtubeurs se présente comme pédagogique mais il y a une volonté de faire passer des messages »
Sur Youtube, la vulgarisation scientifique dans son ensemble rencontre de plus en plus de succès.
(...)
« Le discours des youtubeurs se présente souvent comme pédagogique mais on sent qu’il y a une volonté de faire passer des messages, observe le chercheur Vincent Carlino. Paradoxalement, ce sont des discours qui se veulent scientifiques et qui s’opposent à une approche antinucléaire qui serait, elle, forcément militante. »
« C’est un discours qui se veut rationnel, fondé sur des analyses, poursuit Andrea Catellani, professeur à l’université catholique de Louvain (Belgique). Ils sont dans la polyphonie, le fait de reprendre des arguments, de les démonter, et de montrer qu’ils ne tiennent pas. Ils mettent en avant des arguments en faveur du nucléaire, et moins les arguments contre. »
(...)
Une « meute » sur les réseaux sociaux
Sur les réseaux sociaux, dès qu’une critique au sujet du nucléaire est émise, les « pronucléaires » arrivent « en meute », dit à Reporterre Charlotte Mijeon, porte-parole du réseau Sortir du nucléaire. « Ils sont méprisants, agressifs », déplore-t-elle. « Ce sont toujours des insultes, ils nous font passer pour des idiots désinformés et réducteurs. Ils nous disent "vous n’avez aucune notion, aucune connaissance" », approuve Joël, militant contre le projet Cigéo à Bure. « C’est une stratégie pour délégitimer », juge aussi Nicolas Nace de Greenpeace. « Certains antinucléaires ont pu raconter des sornettes par le passé, comme sous-entendre que le nucléaire était mauvais pour le climat. Cela noie leurs autres arguments, qui peuvent être pertinents », réplique le youtubeur Rodolphe Meyer.
Ainsi, un débat sur le nucléaire, qui devrait prendre une place importante dans la prochaine campagne présidentielle, peut d’emblée sembler biaisé.
(...)
l’argument climatique semble balayer tout sur son passage : « La question des déchets ou de la sûreté nucléaire ne trouve plus de place dans le débat aujourd’hui, parce que tout est immédiatement noyé sous des interventions disant que le nucléaire est de toute façon indispensable pour lutter contre le changement climatique, soupire le consultant Yves Marignac. On devrait pouvoir développer un débat construit autour de la politique nucléaire, et ce débat, on ne peut pas l’avoir. Parce qu’à la moindre affirmation qu’un modèle 100 % énergies renouvelables est possible, les gens crient au délire et à l’imposture. »
Le débat dépasse évidemment les sphères d’internet puisque, au sein même du gouvernement, des questions similaires se posent. Emmanuel Macron a affirmé, à l’occasion d’une visite en décembre 2020 à l’usine Framatome du Creusot, que « notre avenir énergétique et écologique [passait] par le nucléaire ». À l’inverse, Barbara Pompili, ministre de la Transition écologique et solidaire, a rappelé mercredi 7 avril, au micro de BFM-TV, que selon une étude de l’Agence internationale de l’énergie et du Réseau de transport d’électricité, il était « possible » de se passer du nucléaire.