
Dans l’opinion publique grecque, c’est un fait acquis : le droit du travail a été démantelé sous la pression des lobbies. Mais jusqu’ici, les preuves manquaient pour étayer cette affirmation. Un mail confidentiel de novembre 2011 montre comment le cimentier français Lafarge, déjà mêlé à plusieurs scandales, a participé avec un certain succès à l’entreprise visant à influencer la réforme historique du code du travail, alors menée par le gouvernement d’Athènes.
Le plus souvent, le monde des affaires se montre impénétrable. Mais avec le temps certains secrets finissent par s’éventer. Le cimentier français Lafarge – désormais allié au Suisse Holcim – peut en témoigner. La fuite d’un e-mail confidentiel obtenu par le quotidien grec Efimerida ton Syntakton – partenaire du collectif de journalistes Investigate Europe – montre comment il y a six ans le leader mondial du ciment, profitant de la crise grecque, a fait pression pour obtenir d’Athènes une dérégulation du droit du travail, au-delà de ce que les réformes engagées prévoyaient déjà.
Dans cette correspondance privée remontant au début du mois de novembre 2011, Pierre Deleplanque, alors directeur général du cimentier grec Héraclès General Cement Company, filiale détenue à 100 % par Lafarge-Holcim, interfère auprès de l’homme fort du FMI en Grèce, le Néerlandais Bob Traa. Deux économistes grecs du Fonds monétaire international sont en copie du mail : Georgios Gatopoulos et Marialena Athanasopoulou. (...)
« Comme promis », il joint à son e-mail « un document informel résumant la proposition de Lafarge pour des réformes structurelles plus ciblées ». Avec, en ligne de mire, le démantèlement d’une part cruciale des acquis sociaux des travailleurs grecs jugés peu productifs et trop chers : « Un employé produit 2,6 tonnes, contre 5,3 tonnes par employé en Espagne (...) le coût moyen par employé est de 67 000 euros contre 49 000 euros au Royaume-Uni ». Des suggestions qui vont en partie, hasard ou non, se retrouver dans la future réforme du travail, votée quelques mois plus tard. (...)
– La première proposition du cimentier : « La généralisation de groupes d’arbitrage indépendants composés d’hommes d’affaires respectés et de professionnels sans affiliation politique » en lieu et place de l’Organisation de médiation et d’arbitrage grec (OMED). (...)
– Licencier plus facilement, c’est le deuxième desiderata de Lafarge. Le cimentier trouve les licenciements « trop spécifiquement et trop strictement définis » par la loi (sic). (...)
– Troisième mesure réclamée par Lafarge, l’abolition des conventions collectives sectorielles afin de donner davantage de « souplesse aux renégociations potentielles des conventions d’entreprise ». Le géant du ciment est dans les petits papiers du patron du FMI en Grèce. (...)
Après le FMI, la BCE
Enfin, les entreprises ne se porteraient-elles pas mieux si elles avaient le pouvoir unilatéral de procéder à des licenciements collectifs ? Un point qui tient particulièrement à cœur au cimentier qui s’apprête – mais ça, il ne le précise pas – à mettre dehors les 236 salariés de son usine de Chalcis (...)
Enfin, Pierre Deleplanque se sert aussi de cette correspondance privée avec Bob Traa pour demander au Néerlandais de lui « renvoyer » les noms « des personnes de la Commission européenne à Bruxelles en charge du programme de la réforme structurelle grecque ». (...)
Parmi les quatre propositions de l’industriel, seule celle visant à une déréglementation totale des licenciements collectifs n’a pas été retenue dans le mémorandum de février 2012, engageant un deuxième plan d’aide à 130 milliards d’euros en échange de ces fameuses « réformes structurelles ». Mais la Troïka ne désespère pas, six ans après les « conseils » de Pierre Deleplanque, de remettre cette mesure au goût du jour (voir encadré). Quoi qu’il en soit, les effets des lois de 2012 se font aujourd’hui sentir dans tout le pays. (...)
Lafarge n’a pas été le seul groupe à tirer profit du marasme économique. L’influence du secteur privé a irrigué l’ensemble des mesures d’austérité qui ont étranglé les grecs dès 2010. Et c’est le FMI lui même qui le constate de manière « frappante », dit-il, dans un mémorandum confidentiel publié en 2014 par nos confrères du Wall Street Journal et d’El País.
Dans ce document secret, le board du Fond confie que « le secteur privé est pleinement à l’origine du programme considéré comme l’outil permettant de mettre fin à plusieurs privilèges dans le secteur public ». Avec la publication de cet e-mail, Lafarge n’a donc fait que rejoindre la longue liste de ces entreprises et de ces hommes de l’ombre écoutés par la Troïka, qui ont influé sur les décisions politiques du pays. La presse grecque les a baptisé les « Whisperers » (chuchoteurs).