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Comment la pub et les normes sociales nous poussent à trop consommer
Article mis en ligne le 1er octobre 2021

Difficile de mettre en place une véritable sobriété sans remise en cause de nos modes de vie. Viser plus de profit, acheter toujours plus ou multiplier les publicités qui nous y poussent nuisent aux économies d’énergie.

« Décoloniser les imaginaires », mener une « bataille culturelle », bâtir un « nouveau récit »... Ces termes peuvent surprendre dans la bouche d’économistes, d’ingénieurs et autres spécialistes de la sobriété. Ils reviennent pourtant en permanence lorsqu’ils évoquent les raisons pour lesquelles cette démarche peine tant à convaincre. À les écouter, la sobriété ne serait pas qu’une question de kilowattheures, mais aussi de culture. Sans remise en question profonde de notre compréhension du monde et de nos normes sociales, construire une société sobre serait impossible.

« Depuis le début de l’exploitation des énergies fossiles, nous sommes entrés dans une forme d’hubris fondée sur l’idée de disponibilité permanente des ressources », explique Barbara Nicoloso, directrice de l’association Virage Énergie et autrice du Petit traité de sobriété énergétique (éd. Charles Léopold Mayer). Quoique cette croyance s’avère « totalement fausse », elle continue de structurer notre culture et l’organisation de nos sociétés, rappelle-t-elle. Et autorise des habitudes de consommation effrénées.

Le caractère invisible des « macro-systèmes techniques » qui produisent notre énergie contribue pour beaucoup à cet imaginaire de profusion, selon Bruno Villalba, professeur de sciences politiques à AgroParisTech et coordinateur de l’ouvrage Sobriété énergétique — Contraintes matérielles, équité sociale et perspectives institutionnelles (éd. Quae). « Lorsque vous allumez une bougie, vous voyez l’énergie diminuer puis disparaître, cela permet de se rendre compte du caractère fini de la ressource. Avec l’abondance énergétique invisibilisée, tout cela est différé. Quand nous appuyons sur un interrupteur, nous mettons en place toute une logistique allant des mines d’uranium aux centrales nucléaires, sans la voir. Les conséquences écologiques sont mises à distance. » (...)

De quoi permettre des usages irréfléchis de l’énergie. (...)

« On grandit avec l’idée que “plus, c’est mieux” »

L’impératif de sobriété se heurte également à nos normes sociales : « Tout, dans notre socialisation, valorise le principe de la compétition par l’accumulation, dit le professeur de sciences politiques. On grandit avec l’idée que “plus, c’est mieux”. On le voit avec l’éducation : ce n’est pas la note qui compte, c’est la meilleure note. Le travail, la sociabilité personnelle et familiale renforcent cela. Il ne s’agit pas de savoir si l’on voyage, mais de voyager loin, souvent, et de multiplier les activités pendant ce voyage. »

Cette valorisation de l’accumulation se traduit de manière concrète dans notre rapport à la consommation matérielle, étroitement liée à la consommation d’énergie. (...)

« Consommer, c’est une manière d’exister, de renvoyer une image de soi, de s’inscrire dans la société. »

Les enquêtes sociologiques menées par l’Agence de la transition écologique (Ademe) au cours des dernières années montrent que la majorité des Français restent très attachés à la consommation et à ce qu’elle symbolise, en dépit d’un intérêt croissant pour des modes de vie plus responsables. (...)

« 1 200 à 2 200 messages publicitaires par jour »

Ajoutez à cela une forme de matraquage publicitaire, et s’extraire des filets de la consommation devient une opération quasi impossible. (...)

La grande majorité des dépenses publicitaires (qui s’élèvent, en France, à 31 milliards d’euros par an) sont réalisées par des multinationales spécialisées dans la vente de produits et de services énergivores : SUV, voyages en avion, restauration rapide, équipements numériques, etc. Elles parviennent à provoquer « des phénomènes de consommation de masse qui n’auraient pas eu lieu sans stimulation publicitaire », selon un rapport de 2020 élaboré par vingt-deux associations et experts universitaires. (...)

Ces incitations constantes à la consommation nuisent aux appels à la sobriété (...)

Faire advenir une société sobre nécessiterait également, selon Barbara Nicoloso, de déconstruire notre « imaginaire de la toute-puissance », glorifiant la vitesse et associant les usages énergivores au bonheur et à la réussite sociale. « Cet imaginaire viriliste est omniprésent dans la publicité et le cinéma », rappelle-t-elle. (...)

Une tâche difficile, tant certains aspects de la sobriété peuvent entrer en conflit avec des valeurs que nous considérons comme cardinales. Mutualiser les équipements, par exemple, implique de remettre en question notre attachement à la propriété privée. Développer l’habitat partagé pourrait nous amener à réévaluer l’importance que nous accordons à l’intimité. Mettre en place des politiques de réduction des déplacements aériens, enfin, pourrait être perçu par certains comme une atteinte à la liberté de circulation. Lors des cours qu’il donne à l’université, Bruno Villalba a expérimenté les résistances que peut susciter le concept : « Les étudiants y sont spontanément favorables. Mais quand on travaille sur l’application concrète de cette sobriété, sur ses conséquences relationnelles et affectives, les tiraillements commencent à apparaître. »

Ces réticences sont révélatrices, selon le professeur de sciences politiques, de la place réellement accordée à l’écologie dans notre société : tant que les questions environnementales seront perçues comme « secondaires », il sera difficile d’amorcer les changements structurels nécessaires à la construction d’une société sobre.

Les choses pourraient cependant être sur le point de changer. Selon l’enquête Fractures françaises d’Ipsos Sopra-Steria pour Le Monde publiée le 7 septembre dernier, 55 % des Français considéreraient qu’une action en profondeur est nécessaire pour lutter contre le changement climatique, contre 21 % privilégiant le progrès technique. 82 % (soit 5 points de plus qu’en 2020) approuveraient l’idée qu’il faut « que le gouvernement prenne des mesures rapides et énergiques », quitte à « modifier en profondeur leur mode de vie ». Reste à traduire ces aspirations en actes.