
Imposer ses thèmes dans le débat public, mener la bataille culturelle parallèlement au combat politique : en Allemagne comme ailleurs, les formations national-conservatrices veillent à remplir cette double tâche. Cela passe par la création de revues, de maisons d’édition ou de journaux. Exemple avec un hebdomadaire allemand qui a connu un essor fulgurant ces dernières années.
(...) « Il y a un courant, pas très important en nombre mais traditionnellement présent en Allemagne, qui nourrit un sentimentalisme pour le IIIe Reich. Ce n’est pas le nôtre. » M. Stein, 50 ans, se veut clair sur la ligne du journal qu’il a créé en 1986, alors qu’il était encore lycéen : national-conservatrice, mais sans lien avec la formation néonazie Nationaldemokratische Partei Deutschlands (NPD). Le fondateur détient toujours 15 % de la société éditrice, le reste appartenant aux quelque trois cents actionnaires de la société en commandite, une forme juridique qui permet à M. Stein de récolter des fonds tout en gardant le contrôle du journal.
Sur sa trentaine de pages en grand format, avec sa typographie à l’ancienne et son style souvent empesé, la Junge Freiheit consacre des pages bienveillantes au mouvement des identitaires (30 septembre 2016), reprend à son compte l’expression de « grand remplacement » forgée par l’écrivain français Renaud Camus (16 décembre 2016) et accueille régulièrement dans ses colonnes, et ce depuis 1994, l’une des figures intellectuelles du conservatisme révolutionnaire français, Alain de Benoist (1).
On lit peu de reportages dans ce journal qui se présente comme un « hebdomadaire de débat », mais beaucoup d’analyses politiques et de commentaires truffés de références, historiques et philosophiques, parfois surprenantes — quand, par exemple, un éditorialiste cite le poète abolitionniste américain Henry David Thoreau pour appeler à désobéir à la chancelière Angela Merkel (6 janvier 2017). L’hebdomadaire suit les moindres faits et gestes et les vifs débats internes d’Alternative pour l’Allemagne (Alternative für Deutschland, AfD), le parti d’extrême droite créé en 2013 avec un discours anti-immigration, anti-euro, antiféministe et ultralibéral (2). (...)
Compact et Junge Freiheit organisent également des conférences et distribuent leurs propres livres ou ceux de maisons d’édition idéologiquement proches. Ils suscitent l’intérêt de sympathisants du mouvement des « Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident » — Pegida — qui, comme l’AfD mais de manière moins institutionnalisée, prétend combattre l’hégémonie politique des partis de gouvernement. À son instigation, des milliers de personnes ont défilé chaque semaine contre « l’islamisation de l’Allemagne » dans les rues de Dresde à l’automne 2014 ; une partie des manifestants criaient des slogans hostiles à la « Lügenpresse » (la presse qui ment). Compact et Junge Freiheit se présentent comme les garants du pluralisme face au reste de la presse, supposé uniforme sur les questions de société. (...)
Un lectorat aisé
Il s’agit moins de célébrer le parti et ses dirigeants que d’inscrire dans le débat public les sujets qui lui sont chers : les réfugiés, l’immigration, l’islam. De la vague migratoire en cours en Allemagne depuis 2015, la Junge Freiheit se fait l’écho uniquement sous l’angle de la menace — terroriste, de délinquance, d’agressions sexuelles. Peu importe que celle-ci soit réelle, potentielle ou imaginaire. Les affinités politiques croisent les intérêts économiques. « Nous avons fait un saut en matière de ventes, et surtout de visites sur notre site Internet, quand Merkel a ouvert les frontières », rapporte le rédacteur en chef.
Le 7 octobre 2016, l’hebdomadaire titre à la « une » « L’islam veut le pouvoir » et poursuit en pages intérieures avec « Comment la charia avance en Europe », en citant l’hebdomadaire français Valeurs actuelles pour sa supposée fine connaissance des banlieues hexagonales. Le journal combat également le féminisme, le droit à l’avortement, l’éducation sexuelle dans les écoles et les travaux sur le genre. (...)
Amateur ou non de vieux tabacs, le lecteur-type de la Junge Freiheit est un homme (90 %), âgé (plus de la moitié du lectorat a dépassé 60 ans), aisé et cultivé (46 % possèdent un diplôme du supérieur), selon les données fournies aux annonceurs potentiels. Nous en retrouvons un échantillon fin mars 2017, à la Bibliothèque du conservatisme à Berlin, une structure créée par le rédacteur en chef pour abriter un fonds d’ouvrages qui lui sont chers. Ce jour-là, le lieu accueille une conférence sur « la chaleur sociale du capitalisme, la froideur sociale de l’État-providence ». Le conférencier du jour, fervent disciple du penseur de l’économie néolibérale Friedrich Hayek, conspue le principe de redistribution et vante le capitalisme, qui aurait notamment « permis aux femmes d’avoir des machines à laver plutôt que de faire la lessive au fleuve, ce qui était certes romantique ». (...)
À 4,40 euros l’exemplaire et 200 euros l’abonnement annuel, la Junge Freihet n’est pas bon marché. Mais, au-delà de sa version imprimée, l’hebdomadaire touche aussi de plus en plus d’Allemands via son site Internet, sa chaîne YouTube et les réseaux sociaux. (...)
De fait, malgré sa vision glorifiée de l’histoire allemande, son tropisme pro-Trump, pro-Poutine et son islamophobie, la Junge Freiheit fait figure de modéré dans le nouveau paysage de la presse de droite extrême, y compris outre-Rhin. Le mensuel Compact la surclasse dans l’outrance. Créé en 2010 par Jürgen Elsässer, journaliste de gauche radicale dans les années 1990, passé depuis à Pegida et au conspirationnisme, il revendique aujourd’hui une diffusion d’environ 40 000 exemplaires. (...)
Le tableau de cette presse aux reflets bruns serait incomplet sans la revue Sezession, éditée depuis 2003 par un « Institut pour la politique d’État » et dirigée par M. Götz Kubitschek, un des orateurs de Pegida. Avec seulement deux milliers d’exemplaires imprimés, la force de frappe de cette revue bimestrielle peut sembler toute relative. C’est compter sans les multiples colloques et conférences organisés par la structure, devenue au fil des années un lieu privilégié de rencontre de la pensée d’extrême droite, d’Allemagne et d’ailleurs. (...)
Aux colloques et conférences organisés par l’institut éditeur de Sezession, implanté dans le Land de Saxe-Anhalt, des responsables de l’AfD se retrouvent aux côtés d’anciens du parti néonazi NPD, d’un masculiniste américain qui prône le tribalisme, Jack Donovan, et d’identitaires autrichiens. Un laboratoire idéologique convaincu par le succès de M. Donald Trump qu’il est possible non seulement de sortir des marges, mais d’occuper le centre du débat.