
Rien ne sera donc épargné aux réfugiés qui bravent la mer pour fuir les tragédies en cours en Afrique et au Moyen-Orient. Pas même l’infamie. Dans les bras de mer qui séparent les îles grecques des côtes turques, les garde-côtes grecs et européens n’hésitent pas à faire usage de leurs armes à feu pour arraisonner les bateaux transportant des réfugiés, au risque de blesser voire de tuer certains d’entre-eux. Le tout, avec la bénédiction tacite de Frontex, l’agence européenne des frontières, dont les pouvoirs ne cessent de s’étendre. Une enquête du magazine états-unien The Intercept, traduite de l’anglais par Basta !.
Même blessés, traités « comme des animaux »
Assise sur un canapé dans son appartement du nord de l’Allemagne, Rawan roule nerveusement cigarette après cigarette. Depuis sa blessure, elle marche en boitant. Elle insiste pour que ne soit publié que son prénom : sa famille en Syrie ne sait pas encore qu’elle a été touchée par une balle. Elle raconte que les officiers des garde-côtes les ont jetés dans leur bateau, elle et les autres blessés, « comme des animaux ».
Après les coups de feu, l’un des officiers impliqués a été arrêté. Selon les documents soumis au tribunal, il a admis avoir vidé une cartouche de 30 balles et rechargé son arme pour continuer à tirer. Devant les juges, les deux autres officiers qui l’accompagnaient ont rejeté la faute sur leur collègue, assurant qu’il avait agi de lui-même et non sur ordre de ses supérieurs. Les tirs furent présentés comme un incident isolé.
Moins d’un mois plus tard, un tribunal grec jugea que les garde-côtes, y compris celui qui avait été arrêté, n’avaient commis aucune faute ; ils n’avaient ouvert le feu que pour arrêter un présumé contrebandier.
L’usage des armes à feu, une pratique récurrente
Pourtant, un ensemble de rapports d’incidents de Frontex, l’agence des frontières de l’Union européenne, obtenus par The Intercept, montre que l’usage d’armes à feu pour intercepter les bateaux conduits par des passeurs – malgré le risque, ce faisant, de blesser ou tuer des réfugiés – constitue une stratégie fréquente pour les Grecs et les Européens [1]. (...)
Incidents à répétition
Pour passer de la Turquie aux îles grecques à travers la mer Égée, les réfugiés utilisent deux types de bateaux. Les plus communs sont des canots pneumatiques lents, surchargés, avec souvent plus de cinquante personnes à bord. Ils avancent laborieusement, à peine au-dessus de l’eau, actionnés par des petits moteurs poussifs qui tombent souvent en panne avant d’atteindre l’autre rive. Ces bateaux gonflables n’ont généralement pas de passeurs à bord ; ces derniers offrent le passage à l’un des réfugiés, à condition qu’il pilote le bateau.
Les bateaux plus rapides, comme celui qui transportait Rawan, sont en bois ou en fibre de verre, et sont souvent conduits par des pêcheurs locaux qui travaillent pour des réseaux de passeurs et font plusieurs voyages par jour. Selon les témoignages de réfugiés à Chios, Lesbos ou en Grèce continentale, confirmés par les rapports d’incidents de Frontex, ces pilotes, lorsqu’ils se retrouvent face à des garde-côtes dans les eaux territoriales grecques, essaient souvent de faire demi-tour et de fuir vers la Turquie. C’est alors que les tirs interviennent. (...)
Frontex reconnaît l’usage des armes à feu
Frontex, par le biais de ses attachés de presse, reconnaît que ces coups de feu ont, à plusieurs reprises, entraîné des blessures ou la mort de réfugiés, mais refuse de donner davantage de précisions sur le nombre d’incidents. L’agence n’a pas non plus souhaité clarifier qui, à bord des bateaux de Frontex, a autorité pour décider d’ouvrir le feu. L’agence assure que les armes à feu ne servent pas à empêcher des bateaux de traverser la frontière, mais à neutraliser les passeurs. L’effet est néanmoins identique.
En août 2016, le Parlement européen a voté une extension du mandat de Frontex, visant à faire de l’agence la base d’un corps européen de garde-côtes et de garde-frontières : en somme, une police des frontières à l’échelle du continent, dotée d’une autorité partielle sur les polices aux frontières nationales. Désormais, Frontex aura la possibilité de pénétrer dans un pays européen pour gérer ses frontières de la manière dont l’agence ou le Conseil européen le jugeront nécessaire, y compris sans la permission de ce pays. Les attachés de presse de l’agence ont refusé de préciser si le recours aux armes à feu se poursuivrait avec l’expansion des opérations de Frontex.
Loi du silence
De nombreux résidents de Chios admettent discrètement la réalité de l’usage d’armes à feu, mais ils justifient cette stratégie comme un mal nécessaire, ou refusent d’en dire davantage, par crainte de représailles des garde-côtes. Ceux qui sont disposés à en parler ouvertement sont rares. (...)