
Si l’on veut vraiment réduire les inégalités, l’égalité des chances scolaires est nécessaire mais très insuffisante. Il faut d’abord multiplier les chances de réussir dans la vie et s’attaquer aux écarts entre les positions sociales. Le point de vue de David Guilbaud, haut fonctionnaire.
L’« égalité des chances » concentre aujourd’hui l’essentiel des réflexions sur les inégalités à l’école. Les débats portent ainsi sur la manière de parvenir à un système éducatif qui parviendrait à compenser les inégalités d’origine sociale entre élèves, afin de permettre à chacun d’eux de disposer des mêmes armes. On multiplie ainsi les dispositifs, dont le dernier en date est la réduction de la taille des classes dans l’éducation prioritaire. Une politique nécessaire, mais qui ne doit pas faire oublier l’essentiel : si l’on veut davantage d’égalité, c’est à la méritocratie telle qu’elle est aujourd’hui conçue qu’il faut s’attaquer, et ce de deux manières.
Premièrement, il faut que chacun puisse avoir plusieurs chances, c’est-à-dire « multiplier les occasions d’égalité » dans la vie des individus, selon l’expression de Camille Peugny [1]. Considérer l’école comme le seul moyen de réaliser la « méritocratie », comme on le fait aujourd’hui en France, aboutit inévitablement à une société qui valorise certains mérites (les mérites « scolaires ») et ignore d’autres qualités pourtant bien réelles (altruisme, engagement, persévérance…). Pour faire éclater ce système et multiplier les chances de chacun, il faudrait par exemple développer la formation continue, à l’image de l’Allemagne. Bien que la sélection scolaire y intervienne plus tôt et s’avère plus injuste qu’en France, le système allemand de formation continue permet une mobilité professionnelle plus importante en cours de carrière. Nous pourrions également mettre en place, sur le modèle danois, un dispositif universel de formation professionnelle, dans lequel chacun serait doté d’un capital de mois de formation payés par la puissance publique et qu’il pourrait utiliser quand il le souhaite. Un tel système aurait l’avantage d’encourager l’autonomie des individus, notamment des jeunes, en leur permettant de prendre le temps de faire des allers-retours entre études et emploi pour décider de leur orientation.
Aujourd’hui, l’emprise du diplôme initial dans notre société emprisonne les jeunes dans une logique qui les contraint à « se placer » le plus vite possible (...)
Deuxièmement, il faut réduire les inégalités entre les places [3] dans la société, en commençant par les écarts de niveaux de vie. Si l’égalité des chances entre les élèves à l’école doit rester un objectif, c’est bien l’égalité des places (les inégalités entre les différentes positions sociales) qui doit être notre priorité. C’est parce que les places dans la société sont aussi inégalement valorisées que le résultat du « jeu » scolaire et social est si déterminant pour l’existence des individus. Là où les places sont moins inégales, l’enjeu scolaire n’a plus la même importance.
Ainsi, s’échiner à tenter de faire entrer davantage de « méritants » issus des catégories populaires dans les grandes écoles n’a aucun sens si l’on ne s’attaque pas aux inégalités sociales elles-mêmes, qui limitent la possibilité même de l’égalité des chances. Allons même plus loin : l’égalité des places est d’autant plus importante qu’elle est une condition de l’égalité des chances. (...)
L’objectif d’une plus grande égalité des places n’est d’ailleurs que justice. La réussite scolaire de quelques-uns bénéficie toujours de la contribution de l’ensemble de la société qui, entre autres, finance leur scolarité au travers des impôts. On oublie souvent de dire qu’un élève de l’élite scolaire aura coûté aux contribuables plusieurs centaines de milliers d’euros. Il faut donc prendre acte de la contribution des « perdants » du jeu scolaire à la réussite des « gagnants », en agissant pour revaloriser la place que notre société accorde aux premiers. (...)