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Combien de temps l’époque pleurera-t-elle Charles Aznavour ?
Article mis en ligne le 8 octobre 2018
dernière modification le 5 octobre 2018

Dans dix ou cinquante ans, se souviendra-t-on du chanteur de « La Bohème » comme de Georges Brassens, de Johnny Hallyday, de Jacques Higelin ?

« Un monument » ou encore « un géant », affirmaient des médias plutôt talentueux dans l’hommage, malgré l’outrance. Rétrospectivement, de telles formules pouvaient tout de même laisser perplexe, si l’on se prenait à songer au petit homme malingre auquel s’adressaient ces panthéonisations précipitées et unanimes, lui qui n’avait jamais réussi à pardonner –même en 2018– à la critique musicale des années 1950 ses campagnes de dénigrement.

C’était avant-hier, lundi, en fin d’après-midi, début de soirée. En Arménie, sur la place « Notre Charles » de la capitale Erevan, s’allumaient les premières bougies du recueillement, tandis que la France engloutissait de pleines pelletées d’évocation du « rayonnement unique » (Emmanuel Macron) de Charles Aznavour, parti le matin même chanter pour les étoiles.(...)

Au grand carrefour national du prime time et du « 20 heures », on bourrait là la mémoire collective du pays, on forçait sur le rattrapage, comme si parmi les vivants, les survivants, il fallait déjà redouter l’effacement de la figure de l’artiste, et à travers lui –aussi célèbre soit-il resté jusqu’à la fin– la funeste fuite du temps.

Rien ne se retient, évidemment. Le passé a sur nous l’avantage de son monopole d’État de la chronique ; bien au chaud, il excelle au lavage des cerveaux et se rit de nos pauvres efforts pour maintenir les choses, au moins par les récits de mémoire. Au jeu morbide des éloignements, jusqu’au plus lointain –le risque, sec, de l’oubli–, les chanteurs passent pour mieux supporter l’épreuve de la postérité que les écrivains ou même que les acteurs.(...)

À la fin de 2017, Johnny Hallyday a été accompagné –ou plutôt préparé– pour un tel voyage. Jamais, même pour Édith Piaf, les officiants du présent ne s’étaient montrés aussi empressés de permettre au partant d’éclairer si possible longtemps la nuit humaine. Les Champs-Élysées, l’Église et la République, l’homélie du chef de l’État… Le tout devant une foule innombrable, et à grands renforts de directs télé.

Charles Aznavour bénéficiera, dans une moindre mesure que Johnny, d’un hommage national aux Invalides. L’avantage n’est pas négligeable. Quelques jours de gagnés, d’autres images de télévision. En 1963, Piaf s’était débrouillée à peu près seule.

Mais rien ne dit que l’accompagnement des défunts ainsi mis en scène garantisse mieux le maintien posthume des artistes de l’heure sous les crânes des générations suivantes. (...)

L’œuvre et la résistance à l’oubli
La mémoire collective est un foutoir. Chacun y va de ses préférences, à la manière d’une démarche d’homme ivre, et on n’est jamais parvenu à lui donner ne serait-ce que l’apparence d’un système cohérent.

Pour des raisons encore assez mystérieuses, la postérité des interprètes des années 1950-1960 paraît bien résister : Brassens, Brel, Ferré, « les trois de la photo » a-t-on dit, Barbara, Ferrat… Mais Bécaud, leur contemporain, s’efface sans doute. Celle et ceux-là avaient bien connu Aznavour, alors méprisé par la presse et une bonne partie de la profession. La malédiction d’alors peut-elle se représenter ? Lui derrière elle et eux, une nouvelle fois ?

Les optimistes de la mémoire collective voudraient croire que la résistance à l’oubli passe par la qualité de l’œuvre. Sans doute est-ce vrai. Mais suffisant ? Des poèmes d’Aragon au jeu du comédien Laurent Terzieff, il doit se trouver des dizaines de réputations posthumes en réel danger.

Un petit quelque chose manquera toujours à l’œuvre seule pour contrecarrer l’oubli. (...)

En avril dernier est mort Jacques Higelin, à l’âge de 77 ans. Dans son coin. Curieusement, sa disparition n’a pas bouleversé. Pour lui, le purgatoire pourrait durer.(...)

Pour la légende, mieux vaut mourir jeune. Charles Aznavour s’est efforcé de prouver l’exact contraire. (...)

Reste à Aznavour une distinction. Il est, depuis Piaf, le seul artiste de scène français à être aujourd’hui pleuré ailleurs que chez lui. Au Japon, d’où il revenait ; aux États-Unis et au Canada ; en Argentine ; en Ukraine, où on l’attendait ; bien sûr en Arménie, où il était célébré comme un héros national depuis son assistance à la population d’Erevan, après le tremblement de terre de 1988.

« Tous les pays le font leur », dit Pierre Lescure, le président du Festival de Cannes. On ne peut pas être davantage dans l’époque : être promis à devenir un fleuron de la mémoire collective mondialisée.