
Mary Beard et les grands-messes
Mary Beard vient de publier, dans le vénérable et essentiel Times Literary Supplement, un petit texte à propos des grands congrès de chercheurs, des grands messes scientifico-sociales qui sont organisées dans le monde depuis la fin de la seconde guerre mondiale au moins, sorte de prototype d’une mondialisation scientifique galopante, lieu d’interaction, de découverte et de réseautage, comme le sont pour les médiévistes le congrès de Leeds ou le congrès de Kalamazoo, entre autres. Elle y annonce la mort de la « conference ».
Ses arguments portent : à quoi bon continuer à ruiner la planète par des voyages ruineux destinés à rassembler mille, deux mille, trois mille chercheurs (ainsi le congrès de Leeds) régulièrement ? Le massacre écologique devrait nous mener à plus de sagesse. Elle ajoute que, ces derniers temps, ces congrès sont l’objet de critiques pour leur manque d’inclusion (celui de la Medieval Academy of America, en la matière, est un remarquable contr’exemple mais il faut reconnaître que les critiques pleuvent sur ceux de Leeds ou de Kalamazoo). En réaction, ils se blindent de règles de fonctionnement de plus en plus strictes, tandis que la violence sociale continue à y régner entre chers collègues qui s’étripent sans hésitation. Ici aussi, rien de nouveau sous le soleil, les communautés d’hommes et de femmes ayant toujours adoré se détester et la violence verbale s’imposant comme une évidence depuis Cicéron et Léon Bloy. Mary Beard conclut en expliquant que ces congrès se focalisent sur le fonctionnement, le modus colloquendi davantage que sur le fond et la recherche : il faut donc détruire les congrès, selon elle.
(...)
la suis d’une certaine façon, mais pas complètement. Ces congrès restent de lieux importants pour nombre de jeunes chercheurs et chercheuses qui s’y retrouvent. On se connaît via twitter ou par tel ou tel colloque, et on se retrouve ici à se découvrir dans la vraie vie. Le congrès de Kalamazoo auquel j’ai participé cette année m’a montré l’importance de ce réseautage pour les jeunes chercheuses et chercheurs. Reconnaissons-le, c’est le lieu d’une ultime convivialité, qui tient plus des Vieilles Charrues ou du Hellfest que de la rencontre scientifique feutrée. L’argument du bilan carbone désastreux tient, mais là aussi, les jeunes pourraient contribuer à la mise en place d’une nouvelle manière de voyager pour aller à ces colloques avec des moyens de déplacement alternatifs, moins destructeurs. Enfin, un engagement pour une vraie inclusion, dans ce cadre large, servirait d’étalon et de modèle pour la recherche rencontrée à des échelons plus locaux. Les grands congrès restent des lieux de rencontre, de dialogue intergénérationnels entre anciennes, anciens et jeunes chercheurs et chercheuses, lieux d’écolage et d’expérimentation, d’apprentissage du métier de chercheur/conférencier : combien de jeunes chercheuses ou chercheurs n’ont pas présenté leur première communication en anglais à Leeds ou Kalamazoo ?
Les colloques : l’autopsie
Je serai cependant beaucoup plus critique à l’égard des colloques traditionnels, qui fleurissent par centaines, par milliers chaque année. Je n’en citerai aucun, j’en ai organisé moi-même et je participe à nombre d’entre eux régulièrement. Mon expérience m’autorise donc un peu à être critique. Ces colloques, qu’ils soient construits autour d’une thématique large ou restreinte, sont souvent aussi le lieu d’une vraie convivialité, évidemment. Mais, une fois cette constatation agréable faite, quand on y participe, quelle tristesse : peu voire pas de participants, bien souvent, en dehors des conférenciers ; des collègues conférenciers absents au dernier moment (j’en suis) pour des tas de bonnes raisons souvent… et puis, bien souvent, une qualité scientifique très variable. Ces colloques sont de plus en plus nombreux depuis l’irruption du numérique dans nos vies. Je me souviens de ma fierté lorsque j’ai organisé ma première réunion scientifique où j’ai invité les conférenciers par email –nous étions dans la seconde moitié des années 90. Jusque là, les colloques étaient organisés avec deux, voire trois ans d’avance, en invitant les conférenciers par voie postale (par fax ?). Chacun de ces colloques était rare et donc précieux. Les collègues les prévoyaient dans leur agenda longtemps à l’avance, la publicité en étant lancée un an auparavant par voie d’affiche ou de dépliants envoyés, ici aussi, par la poste. Il y avait du monde, au-delà des conférenciers. Ceux-ci ne faisaient qu’un, deux colloques par an et avaient le temps de bien le préparer. (...)
Epoque bénie d’avant la grande accélération du temps qui nous emporte dans des sarabandes infernales. Les communications y étaient de qualité, pour beaucoup. Elles ont fait date, souvent. Parfois, on publiait même, luxe suprême, les discussions, comme on le fait encore aux colloques annuels de Spolète, vestige vénérable et luxueux d’un temps où on le prenait.
Mais depuis est apparu la communication électronique. Les emails permettent d’organiser un colloque en quelques jours. Les scientifiques sont surchargés d’invitations. Qui ose refuser, surtout parmi les jeunes ? Peu, car les réputations se défont bien plus rapidement que ne se font les carrières. (...)
supposons que, par chance, tous les conférenciers puissent venir, ou même juste passer quelques heures (tant pis pour les échanges et la convivialité), auront-ils le temps de bien préparer leur papier ? Certains sont organisés et feront cela brillamment. D’autres, débordés, harassés de toutes parts, ne pourront que recycler une recherche en cours, parfois ses prolégomènes, ou un chapitre de leur dernier livre. Certains répètent inlassablement la même communication de colloque en colloque, en changeant le titre ou les diapositives du power point. D’autres enfin présentent des travaux boiteux, soit parce qu’ils ont été invités par défaut, qu’on manquait de conférenciers et que parfois il ne faut pas être trop regardants : de toute évidence, ils ne font pas l’affaire… ou soit parce qu’ils n’ont vraiment pas eu le temps, même s’ils avaient très envie d’y être et qu’ils sont des autorités dans le domaine.
La plaie des Actes
Les colloques sont donc trop souvent devenus le lieu de la déception (...)
Mais la déroute continue avec ce que l’on appelle les Actes de colloques. Bien souvent, à la fin de la réunion, juste avant de se quitter, après les conclusions rapides proposées tant bien que mal par un collègue martyr qui est probablement le seul à avoir écouté l’ensemble des papiers, l’organisateur se lève, remercie tout le monde et ajoute la phrase rituelle : « nous avons décidé, au vu de la qualité des communications, de publier les actes du colloque, vous serez contactés sous peu pour remettre votre contribution écrite, etc. ». Voici le tombeau de la recherche. Combien de chercheuses et de chercheurs, combien de recherches originales ne se perdent-elles pas dans les abysses des Actes de colloques ? (...)
de la version orale préparée rapidement à la publication écrite qui engage devant un plus large public, il y a un monde. La version écrite est souvent très différente, parce que vous avez pu avancer dans la recherche : l’article n’a plus rien à voir avec la version orale (et dans ce cas, à quoi bon le colloque ?). Ou alors, c’est le double complet de la version orale, les interjections, les clins d’œil, les blagues potaches (et les erreurs) conservées pour le meilleur ou pour le pire. Ou encore, c’est la répétition d’un autre article publié ailleurs, dans d’autres Actes de colloques par exemple, avec quelques variations plus ou moins cosmétiques. Dans tous les cas, c’est une recherche ou perdue ou bâclée. Les actes de colloques sont souvent (mais pas toujours) des mouroirs de la recherche. (...)
Trop de colloques, trop de communications : course éperdue pour accumuler des bons points en participant activement partout ou pour organiser « son » colloque. Epuisement des chercheuses et des chercheurs, dispersion, émiettement d’une force de travail intellectuelle ainsi trop souvent diluée, affadie. Trop d’actes de colloques, trop d’articles de colloques : course éperdue pour publier beaucoup et donc mal, désespoir des chercheurs qui désormais le disent clairement : il est devenu impossible de tout lire, même sur des thèmes pointus. La raison de cet appauvrissement est due à l’accélération par la technique, mais elle semble surtout exigée désormais par les autorités académiques ou de la recherche, européennes, nationales ou universitaires. On attend de vous beaucoup, beaucoup trop probablement. TOUS les projets financés prévoient un ou plusieurs colloques. Cela a même un nom, l’outreach, la diffusion, le rayonnement. La culture du projet s’étant imposée partout en Europe, ce sont des milliers de colloques qu’il FAUT organiser annuellement. On le fait, on le publie, on l’oublie. Et même si vous n’avez pas (encore) de projet financé, vous devez organiser VOTRE colloque, sorte de sésame pour de futures promotions –et les actes qui vont avec, bien sur. Trop de colloques, trop d’actes de colloques.
Réinventer un pan de la recherche
Ce panorama désolant, que je remarque depuis quelques années, n’est pas une fatalité en soi. Je ne propose pas ici de révolution, d’opposition violente ou de grève. Il ne s’agit pas de hurler au loup en désignant d’hypothétiques coupables, comme les agences de financement de la recherche : c’est trop facile de désigner des boucs émissaires. Nous sommes les coupables. Nous relevons tous ces travers et nous continuons à organiser ces colloques. Des colloques qui, soit dit en passant, ont probablement, tous mis bout à bout, un poids écologique bien plus grave que les grands congrès.
C’est à nous de construire de nouvelles manières de nous réunir et de travailler ensemble. De petits ateliers autour de thèmes précis, par exemple : autour d’un texte, d’un manuscrit, d’un objet bien délimité. Des mini colloques préparés longtemps à l’avance, toujours autour de thématiques bien déterminées, très circonscrites. Jusques là, ce sont des systèmes assez traditionnels. Mais on peut faire mieux, on peut créer. (...)
Les rencontres scientifiques, dans les années à venir, font partie du cœur d’une recherche à recréer. Revaloriser les publications, réfléchir et militer pour un Open Access consolidé en font partie. Tout cela passe par une mise à plat de ce qui est devenu, insensiblement, une liturgie vide de sens. Je sais que ce discours choquera, car on ne s’attaque pas aux rituels et aux liturgies sans être traité d’hérétique. J’invite toutes les chercheuses et tous les chercheurs médiévistes qui le désirent à me contacter pour réfléchir ensemble, d’une façon ou d’une autre (mais pas en colloque) à de nouvelles manières de faire de l’histoire collective.