
La campagne d’action collective contre la Technopolice se termine dans quelques semaines. Notre plainte contre le Ministère de l’Intérieur (que vous pouvez encore rejoindre ici) vise notamment deux fichiers étatiques massifs : le fichier TAJ et le fichier TES. À travers eux, nous attaquons des outils omniprésents et structurants de la surveillance policière. Car ficher, c’est organiser le contrôle et la domination de l’État sur sa population. Comment expliquer que ces pratiques aient pu émerger, se maintenir et s’ancrer si profondément dans les rouages de l’administration française au point qu’elles échappent désormais à tout véritable contrôle ?
Si on peut évidemment trouver une multitudes d’explications, nous proposons de revenir ici, sans prétention d’exhaustivité, sur l’évolution à travers le temps du fichage en France.
La création d’un savoir d’État
La volonté de l’État français d’identifier formellement sa population débute au XVIIIe siècle. Le but d’origine était formellement de « lutter contre la criminalité, la mendicité ou l’errance » en imposant à certaines personnes de s’enregistrer et de détenir des « papiers » contenant leur nom patronymique1. Très vite, cette pratique est surtout utilisée dans un cadre judiciaire afin d’identifier les personnes mises en causes qui donneraient de fausses identités, empêchant ainsi la justice de restituer leur parcours criminel. C’est donc la poursuite et la reconnaissance des récidivistes – justification que l’on retrouvera à de nombreuses reprises au cours de l’histoire – qui incite à perfectionner les pratiques d’identification et notamment donner naissance à la police scientifique2.
FESTIVAL TECHNOPOLICE MARSEILLE
Jour 2 : Feu la surveillance
Vendredi 23 septembre à partir de 18h au Videodrome 2. À 20h, projection du film "Machines in flames" puis discussion croisée entre @FelixTreguer chercheur et membre LQDN et @thomasdekeyser réalisateur du film. pic.twitter.com/LMQwFyFo9u— La Quadrature du Net (@laquadrature) September 9, 2022
C’est motivé par cette obsession – juridique et scientifique – de la recherche de l’identité qu’Alphonse Bertillon, agent au service photographique de la préfecture de police de Paris, propose en 1883 une nouvelle technique d’identification : l’anthropométrie. Cette méthode vise à associer à l’identité civile une description d’attributs physiques et corporels spécifiques à une personne afin de la reconnaître. Sont ainsi détaillés méticuleusement dans le signalement le visage – front, profil, oreilles, nez, bouche, menton – les cicatrices, grains de beauté, tatouages ou encore la colorimétrie de l’iris. S’ajoutent quelques années plus tard les empreintes digitales, que la police voit comme une garantie plus « intangible » de l’identité. La photographie, alors en plein essor, est aussitôt utilisée pour faire évoluer ce système d’identification. L’apparition de la technique de l’instantané vers 1880, et la photographie en petit format, permettent ainsi d’alimenter les fiches avec portraits de face et de profil. (...)
Déjà, on observe que la moindre invention technique est aussitôt utilisée par la police pour augmenter ses pouvoirs de coercition et de contrôle, phénomène qui se prolonge encore aujourd’hui avec notamment la captation vidéo ou l’intelligence artificielle. Dans l’opinion publique, des inquiétudes émergent à la fois sur les abus de la police mais aussi, déjà, sur la potentielle application de ce système anthropométrique à l’ensemble de la population. Des dessins et caricatures dénoncent ainsi le fait que toute personne soit perçu en criminel potentiel.
Ce perfectionnement du dispositif d’identification marque le début d’une pratique qui va se renforcer au sein de l’État, et pour les seuls intérêts de l’État, au cours des décennies suivantes. (...)
Les fichages étatiques répressifs du XXe siècle
Les « nomades », c’est à dire les personnes n’ayant pas de résidence fixe, ont été le premier groupe social à être ciblé par les nouvelles méthodes de fichage, l’administration voulant à tout prix contrôler qui rentre et sort de son territoire. Créé dès 1907 pour remplacer une liste de « bohémiens », le système mis en place consistait à doter une large catégorie de personnes itinérantes d’un « carnet anthropométrique »6. Afin de surveiller et contrôler les déplacements, cette feuille d’identité contenait signalement, profession et photographie. (...)
Ces différentes contraintes ont notamment conduit certaines familles à décider d’abandonner le mode de vie nomade qui pouvait être le leur depuis des siècles.
La surveillance s’intensifia ensuite avec la création d’un registre de visas apposé à l’entrée de chaque commune, classé chronologiquement et alphabétiquement, puis par un régime d’interdiction de déplacement d’abord pour les étrangers puis vis-à-vis de l’ensemble des « nomades » durant la Seconde Guerre mondiale. Facilitée par leur identification préalable à travers les carnets et registres instaurés depuis plusieurs décennies, l’assignation à résidence des personnes « nomades » se met en place, et sera rapidement remplacée par un internement à partir de 1940. Libérées en 1946, elles resteront cependant soumises au carnet jusqu’à son abrogation en 19697. Le déplacement des populations et la connaissance de qui entre et sort dans un territoire reste une des justifications majeures de l’État pour le fichage.
Durant la Seconde Guerre mondiale, le fichage a joué un rôle majeur et continu dans la persécution et le génocide de la population juive. (...)
le fichage de la population algérienne en France métropolitaine a démontré la multiplicité des manœuvres mises en place pour contrôler et surveiller des personnes à titre « préventif » en temps de conflit. Si aucun fichier central n’a vu le jour dans ce cas précis, ce n’est que faute de temps et de moyens, car plusieurs initiatives de l’administration et de la préfecture de police de Paris allèrent en ce sens. (...)
Fichage informatisé et échec de la critique politique
Dès les années 1960, l’informatique était perçue comme un instrument de modernisation du pays et l’institution policière a rapidement voulu adopter ces nouveaux outils. Permettant de rationaliser et mettre de l’ordre dans la multitude de fichiers éparpillés, l’informatisation augmentait aussi les capacités de traitement et permettait les croisements entre fichiers là ou la mécanographie ne permettait que de simples tris12. Dans cette dynamique est créée en 1966 une « direction des écoles et techniques » afin de mener les réflexions au sein de l’institution et assurer l’unité de la formation et l’homogénéité des méthodes et techniques de la police. Ces réflexions, associées aux capacités récentes de recouper de façon automatisée un grand nombre d’informations, ont alors nourri un nouveau projet : celui d’attribuer un identifiant unique à chaque personne dans le Système automatisé pour les fichiers administratifs et répertoires des individus (SAFARI)13.
Révélé et dénoncé en 1974 par le journal Le Monde dans l’article intitulé « « Safari » ou la chasse aux Français », le projet suscita de fortes réactions. (...)
Il apparaît alors de plus en plus évident que si une administration peut disposer, organiser, classer des informations sur les personnes, cela n’est pas politiquement neutre. (...)
Dès les années 1980, avec la généralisation des ordinateurs, la police commençait à collecter des informations de façon massive et désordonnée. Plutôt que de limiter ces pratiques, il fut au contraire décidé de rationaliser et d’organiser cette quantité de données au sein de fichiers centralisés pour en tirer une utilité. C’est dans ce contexte qu’est apparue l’idée du fichier STIC (Système de traitement des infractions constatées), visant à intégrer toutes les informations exploitées par les services de police dans une seule et même architecture, accessible à tous les échelons du territoire15. Finalement mis en œuvre et expérimenté dans les années 1990, le fichier STIC cristallisa de nombreuses tensions entre le Ministère de l’Intérieur et la CNIL qui durent négocier pendant plusieurs années afin d’en fixer le cadre légal. Si la CNIL a obtenu des garanties dans un accord à l’arrachée en 1998, cette victoire a paradoxalement signé la fin de son influence et de sa légitimité. En effet, dans les années qui suivirent, toutes les réserves qu’elles avait pu obtenir ont été ostensiblement bafouées. Mais surtout, cette longue bataille qui avait concrètement ralenti et empêché le développement du fichier souhaité par le Ministère poussa le gouvernement à supprimer par la suite le pouvoir d’autorisation attribué à la CNIL afin de ne plus être gêné dans ses projets. C’est pourquoi, en 2004, la modification de la Loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) acta la suppression du pouvoir de contrainte de la CNIL pour le transformer en simple avis consultatif. Cela signifie qu’elle ne dispose plus de l’autorité nécessaire pour empêcher ou limiter la création de fichiers de police par le gouvernement. (...)
Malgré l’encadrement légal, le fichage s’emballe
Aujourd’hui, la dérive du fichage est vertigineuse et plusieurs phénomènes peuvent en témoigner. Déjà, l’inflation ahurissante du nombre de fichiers : plus de 70 fichiers créés entre 2004 et 201816. Ensuite la déconstruction progressive des principes protecteurs de la loi Informatique et Libertés, comme la proportionnalité et la nécessité, a vidé de toute effectivité les contre-pouvoirs censés limiter et encadrer les fichiers. (...)
Le fichage, porte d’entrée vers la reconnaissance faciale généralisée
L’évolution du fichage en France conduit à un constat amer : la question de l’identification de la population par l’État a été consciencieusement dépolitisée, laissant toute liberté aux pouvoirs publics pour multiplier la collecte d’informations sur chacun d’entre nous, sous prétexte de prévenir tous les dangers possibles. Les limitations pensées dans les années 1970 sont aujourd’hui balayées. (...)
Avec l’apparition des techniques d’intelligence artificielle, et principalement la reconnaissance faciale, ce système de fichage généralisé fait apparaître de nouvelles menaces. (...)
Le fichage généralisé est aujourd’hui la porte d’entrée vers la reconnaissance faciale et l’identification des masses par les États. Au-delà de la capacité de surveillance qu’il confère à la police par l’exploitation et la transmission d’informations, c’est la fin de l’anonymat dans l’espace public et le contrôle total des déplacements individuels qui seront permis par le fichage numérique.
Afin de mettre un coup d’arrêt à ce système de surveillance avant qu’il ne soit trop tard, rejoignez la plainte collective sur plainte.technopolice.fr