
C’est un tweet de Myriam El Khomri vendredi 27 mai. Du genre de ceux qui ont le don de me plonger dans des abimes de perplexité auxquels succèdent des tréfonds de dépit qui à leur tour se muent immédiatement en furieuse envie d’éparpiller tout ça façon puzzle.
Donc Myriam El Khomri a tweeté :
« Notre objectif commun avec @CiscoFrance est de former en 3 ans 200 000 personnes aux métiers des réseaux numériques »
C’est chouette. Pour une fois y a un collègue qui a été plus prompt de moi au niveau de la réaction épidermique en tweetant à son tour :
« Ah ah ah, dans vos gueules les formations universitaires réseau/télécom. #pitoyable »
Voilà. On en est là. Franchement si vous n’aimez pas les grossièretés vous pouvez directement arrêter de lire ce billet.
(...) on se démène pour créer des formations « à budget constant » (« budget constant » étant le petit nom administratif d’un volume horaire et de dotations en baisse mais passons ...), à « budget constant » donc, on se tape une paperasserie dans laquelle tous les patrons qui se lamentent sur la lourdeur administrative du code du travail seraient ravis de venir se vautrer tant elle leur paraîtrait légère, souple et quasiment éthérée, on est évalué en permanence par des organismes à l’utilité aussi discutable que l’acronyme les désignant est sexy, et nos institutions, nos autorités de tutelle, elles tweetent que grâce à Cisco France on va former 200 000 personnes en trois ans.
Avaler notre chapeau, encore et encore
Mais bordel. Bordel. What. The. Fuck. Mais bordel à quoi on sert ? Mais sans déconner nous à l’université on fait quoi ? On forme à quoi ?
Des formations « professionnalisantes » voire « professionnelles » on en a déjà plein. On a encore le gosier encombré et le transit bouché du nombre de fois où il a fallu avaler notre chapeau en sacrifiant la pédagogie à la rentabilité supposée ou au côté « bankable » de tel ou tel métier momentanément porteur ou déficitaire sur tel ou tel bassin d’emploi, mais faut croire que c’est pas assez. On est arrivé à des situations totalement aberrantes dans lesquelles on nous oblige à recruter de mauvais étudiants disposant d’un contrat quelconque (professionnel, apprentissage) plutôt que de bons étudiants qui ne rapporteront pas une thune à l’université qui les forme.
Tous ces chapeaux là, je les avais avalés, on les avait collectivement avalés. On se battait encore mais à la marge, en embuscade, en loucedé, davantage pour préserver notre capacité à encore se regarder dans la glace que pour combattre un système dont on savait qu’il avait déjà broyé la plupart des idéaux qui nous avaient, il y a longtemps, convaincus de pouvoir se rendre utile en y entrant pour transmettre un savoir et quelques compétences techniques et méthodologiques à des étudiants. Bref des trucs que Cisco semble être capable de faire mieux que nous.
A côté de ce qui est en train de se passer à l’heure actuelle, la LRU de Valérie Pécresse c’était Oui-Oui au pays des fées. Naturellement c’est la même chose. Je veux dire que la LRU, avec « l’autonomie » des universités (dont plus de la moitié d’entre elle est en faillite autonome ou sous-tutelle autonome ou a dû, en toute autonomie, fermer un nombre hallucinant de formations), la LRU était juste là pour préparer le terrain.
Cisco, Microsoft, Amazon et Elsevier
Parce que cet accord avec Cisco est loin, très loin d’être le premier.
Souvenez-vous de l’accord que la ministre de l’Education nationale a passé avec Microsoft, juste avant d’en passer un autre avec Amazon. (...)
Souvenez-vous qu’en même temps que l’on sucre plus de 250 millions d’euros aux grands organismes de recherche français (voir le récent Appel des Nobels) on file chaque année la même somme d’argent public à Elsevier et quelques autres grands éditeurs pour racheter des travaux financés sur fonds publics par des chercheurs payés sur fonds publics.
Et là, toute guillerette le matin, Myriam El Khomri nous tweete le partenariat sur fonds publics avec Cisco pour former 200 000 personnes aux métiers des réseaux numériques (lequel partenariat date d’ailleurs d’il y a plus de six mois mais bon ...).
Moi je suis juste au-delà de l’au-delà du ras-le-bol. (...)
L’objectif de tout ça est de faire avec l’enseignement public, l’enseignement supérieur et la recherche et le droit à la formation la même chose qu’avec le droit du travail : inverser la hiérarchie des normes.
Quand Cisco fera le boulot des départements réseaux et télécom avec la thune, les moyens et l’accompagnement qui auraient dû leur revenir de droit, quand Elsevier fera le boulot des bibliothèques avec la thune, les moyens et l’accompagnement qui auraient dû leur revenir de droit, quand Microsoft fera le boulot des formateurs au numérique avec la thune, les moyens et l’accompagnement qui auraient dû leur revenir de droit, quand Amazon fera le boulot des éditeurs de manuels scolaires avec la thune, les moyens et l’accompagnement qui auraient dû leur revenir de droit, on se retournera, on regardera les dernières fumerolles s’échappant de ce qui fut un temps l’enseignement public de la maternelle à l’université et on organisera des colloques pour pleurer avec les familles des défunts ou aller pisser sur la tombe de Jean Zay.
Et Myriam, Najat, Valérie, Manuel, François, Nicolas et leurs copains ils rigoleront tranquillou en touchant les dividendes de leur impéritie pondérés à l’aune de leur soumission. On aura achevé de flinguer le droit à un service public de la formation mais on aura en contrepartie largement financé (sur fonds publics) Cisco, Amazon, Microsoft et Elsevier qui, c’est vrai, en avaient grandement besoin.
Le grand projet
Inverser la hiérarchie des normes dans le code du travail, dans le droit à la formation, dans l’enseignement supérieur et la recherche. Le voilà le grand projet. La voilà la seule doctrine. Tout aura été fait en ce sens. Plus j’y pense et plus c’est clair. (...)
Vous savez quoi ? Ça me fout le cul en larmes. La destruction de l’université française bien sûr. Mais surtout l’abrutissement organisé comme projet social, l’autoritarisme comme principal mode de gouvernance, et le cynisme comme principal mode de négociation. (...)