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Christian Salmon : « Le trumpisme est le nom de cette vague conspirationniste qui refuse les pouvoirs institués »
La tyrannie des bouffons.Sur le pouvoir grotesque, Christian Salmon, 2020, Les liens qui libèrent.
Article mis en ligne le 19 janvier 2021

L’investiture de Joe Biden met officiellement fin à la présidence Trump. Que reste-t-il de ces quatre ans ? Une mue politique estime l’essayiste Christian Salmon. Désormais, la légitimité du pouvoir s’acquiert par l’outrance et les provocations sur les réseaux sociaux. Entretien.

Christian Salmon [1] : On s’attendait à des troubles, peut-être même à des émeutes au cours du processus électoral, à l’image de celles fomentées par Roger Stone [un consultant et lobbyiste très conservateur, ndlr] lors de l’élection de Bush en 2000. Dès le mois d’août, le magazine The Intercept décrivait les dangers d’un chaos post-électoral, voire d’un coup d’État, et appelait à se mobiliser pour protéger le dépouillement dans différents bureaux de votes. Ce qui est surprenant, c’est la forme que l’événement a prise : une sorte de monôme étudiant à l’intérieur même du temple de la démocratie américaine, une déambulation complètement foutraque de gens déguisés, plus occupés à prendre la pose qu’à réellement interrompre le processus d’enregistrement des élections… (...)

Au regard d’autres manifestations, la facilité avec laquelle les manifestants ont pu pénétrer dans les lieux est d’ailleurs déconcertante. C’est une irruption virale : l’institution du pouvoir perd ses mécanismes de défense immunitaire, la sécurité ne fonctionne plus. Or qu’est-ce qu’ils y ont fait ? Des selfies ! L’objet des émeutiers n’était pas vraiment de prendre le pouvoir au Congrès. Ils visaient un autre pouvoir, celui de l’image : si les images de l’occupation du Capitole se sont répandues aussi vite sur les réseaux sociaux, c’est parce qu’elles constituaient une sorte de « Krach symbolique », un mercredi noir de la démocratie américaine, au cours duquel ses valeurs ont été subitement dévaluées et ridiculisées.

Certains ont comparé ces événements avec les manifestations antiparlementaires du 6 février 1934, en France.

Ça n’a rien à voir, on est dans un autre monde. Le 6 février 1934, c’est une vraie tentative de contre-révolution, c’est la rue contre le pouvoir, l’extrême droite contre la gauche. Le 6 janvier 2021, ce n’est pas du tout la même logique d’affrontement politique, on est dans l’ordre du symbolique. C’est ce que Jean Baudrillard aurait appelé un phénomène de « simulation » (...)

L’opération a duré environ deux heures, grand maximum, mais ces images ont aussitôt fait le tour du monde, et tout le monde se délecte d’en être le spectateur. Pourquoi ? Parce que la mise en scène de cette irruption volcanique produit ce qu’elle recherche, un effet de stupeur et de confusion. Il faut quand même noter le burlesque de la situation : quand les bolcheviks prennent le Palais d’hiver, en 1917, ils sont loin d’être déguisés – ce sont des ouvriers, des paysans, etc. – et ils veulent véritablement récupérer le pouvoir ! Là, c’est plus une parodie d’insurrection qu’une véritable insurrection – certes, avec cinq morts au bout du compte, mais ce n’est ni la prise du Palais d’Hiver, ni la crise du 6 février 1934 ! (...)

Mais la parodie a des effets réels, c’est un instrument politique puissant ! Dire que Trump est une figure de l’ordre symbolique ne lui ôte aucun caractère d’autorité, au contraire. Simplement, on est passé d’une logique de domination à celle de l’hégémonie, qui fonctionne avec les réseaux sociaux et cette captation de l’attention. Si on veut comprendre ce qu’est le pouvoir politique aujourd’hui, il faut regarder du côté de ce pouvoir « grotesque » que je tente de décrire : lorsque Trump choque, lorsqu’il communique directement avec son peuple sur Twitter, lorsqu’il tourne la parole politique en dérision ou abandonne toute logique rationnelle, bien sûr qu’il fait de la politique, celle-là même qui vise à s’emparer des cœurs et des esprits. Mais il le fait sans respecter les statuts, les lois et les rituels politiques. Pourquoi ? Parce toute cette scénographie lui confère un pouvoir, celui de la transgression, qui est d’autant plus reconnu que la défiance généralisée est forte. (...)

Le trumpisme est le nom de cette vague conspirationniste qui refuse les pouvoirs institués : tout le pouvoir de Trump provient justement de sa capacité à jeter le discrédit sur les institutions. (...)

Cela lui permet de tout faire, puisqu’il ne dépend de rien ni de personne, il ne reconnaît rien, pas mêmes les limites de son pouvoir – le Congrès au Capitole, en l’occurrence. C’est la forme parfaite de l’arbitraire.

Quels sont les ressorts concrets de ce « pouvoir grotesque » ?

Le pouvoir grotesque tire son crédit d’un discrédit, celui des catégories politiques traditionnelles. Il prospère sur ce que j’appelle la « spirale du discrédit » : les gens sont toujours plus nombreux à perdre la confiance dans tout ce que l’on qualifie de « parole autorisée » – c’est-à-dire provenant d’un narrateur fiable, celui qui a les titres pour être scientifique, politique, journaliste, etc. Le pouvoir grotesque s’inspire de la logique du carnaval, avec l’inversion du haut et du bas, du bien et du mal, du sérieux et du grossier, du noble et du vulgaire. (...)

Il a donc gouverné de cette façon paradoxale, à l’intérieur du système tout en le discréditant en permanence !

« Tout le monde parle de tout, commente et donne son avis, les catégories de la vérité et du mensonge, du rationnel et de l’irrationnel, n’existent plus. Le but n’est plus l’élaboration des problématiques, mais d’avoir des followers, de créer de l’agitation »
(...)

Attention, grotesque ne veut pas dire idiot : derrière l’apparente irrationalité de ses déclarations et de ses décisions, il y a donc une forme de rationalité stratégique, parfaitement consciente. C’est toute la thèse que je défends avec l’idée de « tyrannie des bouffons » : ils savent très bien les outils qu’ils utilisent, et à quelles fins. (...)

tous ces leaders ont eu la même attitude à l’égard du virus, à jouer les complotistes, en niant son danger, en jetant l’opprobre sur la parole scientifique, en ne tenant pas compte des résultats ou des expériences étrangères, en sous-estimant complètement le mal et en ne préconisant aucune attitude de prudence… Ils ont tous été contaminés les uns après les autres, et malgré ça, ils ont continué à tenir le même discours : « Il n’y a pas de virus, les masques ne servent à rien, un coup de javel suffira », etc. Le coronavirus a été un accélérateur du discrédit, c’était à celui qui dirait n’importe quoi le plus fort. Sans qu’ils en soient pour autant délégitimés, et c’est cela qu’il s’agit de comprendre. (...)

L’alliance entre la figure du clown et l’ingénieur web est un mécanisme essentiel de ce pouvoir, de nos jours. Les leaders grotesques font un usage très important des réseaux sociaux, leurs comptes sont parmi les plus suivis parmi les responsables politiques. Sur les réseaux sociaux, plus votre message est transgressif, plus il va être reproduit et diffusé, grâce aux algorithmes. Il n’y a aucune régulation des propos, c’est complètement libre, on est envahi par des énoncés automatiques. Depuis la crise 2008, qui est un moment déclencheur important de la spirale du discrédit, on voit apparaître et augmenter ces discours et ces conduites complètement irrationnelles, qui ont fini par porter Trump au pouvoir. Mark Zuckerberg n’a cessé de le dire : le business model des réseaux sociaux produit et dissémine le complotisme, le fanatisme. Il faut revenir à l’histoire, pour le comprendre.

Les réseaux sociaux sont apparus avec le développement d’internet, initialement pensé comme un investissement public pour partager des connaissances et des opinions. Avec sa privatisation pendant l’ère Clinton, à la faveur de l’idéologie néolibérale, le potentiel démocratique d’internet a été complètement écrasé. C’est devenu, par l’intermédiaire des réseaux sociaux, une chambre d’écho pour les machines à discréditer, (...)

Or, comme dirait Hannah Arendt, « le sujet idéal de la domination totalitaire n’est ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais celui pour qui les distinctions entre fait et fiction (sans quoi il n’y a plus d’expérience possible), et entre vrai et faux (sans quoi il n’y a plus de connaissance possible) n’existent plus » (...)

Nous vivons aujourd’hui immergés dans l’univers des Gafam, qui créent notre propre monde à partir des traces que nous laissons sur le web… Les réseaux sociaux deviennent comme un exosquelette. Ils nous constituent, estiment notre valeur, réduite à notre popularité, et nous informent. Cette révolution des modes d’échanges et des discours reste récente, on est encore en phase de transition culturelle entre l’ère Gutenberg et la révolution numérique. Où en serons-nous en 2050 ? J’espère qu’on aura trouvé les moyens d’une régulation mondiale. (...)

le super-pouvoir des Gafam, au-dessus des institutions démocratiques, détruit ces dernières. Il injecte dans la conversation, dans l’esprit des gens, les ferments de la négation des principes fondateurs des démocraties. Aujourd’hui, ces algorithmes doivent être révélés et mis à plat, c’est une question vitale de transparence et de démocratie. (...)