
L’historien Victor Pereira, spécialiste de l’émigration portugaise, décrypte l’instrumentalisation dans le débat public de l’immigration portugaise à Champigny-sur-Marne après l’agression de deux policiers dans cette même ville le soir du réveillon du 31 décembre. Ou comment construire l’image de “bons” immigrés et de “méchants”.
Après la déplorable agression de deux policiers, à Champigny-sur-Marne la nuit du réveillon du Nouvel An, le journaliste du Figaro, Alexandre Devecchio, s’est empressé d’établir une opposition entre l’immigration portugaise des années 1960 et l’immigration dans la France d’aujourd’hui. Sur Twitter et Facebook, le journaliste publie des photos du bidonville de Champigny où vécurent au milieu des années 1960 près de 14 000 Portugais. Même démarche sur son compte Facebook où il affirme : “Plus de 10 000 Portugais vivaient dans la boue. Pas d’eau, pas d’électricité, pas de tout à l’égout, pas de ramassage des déchets, etc… Et pas de violence, ni association pour crier au racisme. L’intégration au bout du chemin. Qui peut dès lors nier la décomposition française ?”
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Deux jours plus tard, jeudi 4 janvier 2018, sur le plateau de l’émission “28 minutes” sur Arte, le politiste Laurent Bouvet reprenait cette comparaison dans un débat portant sur la laïcité, assurant que “dans les années 60, comme dans beaucoup de villes de banlieue, il y avait des bidonvilles à Champigny, de portugais et il n’y avait pas d’agressions de policiers. Il n’y avait pas de relations de violence pourtant il n’y avait pas l’eau courante etc”.
Cette opposition entre les “bons immigrés”, les Portugais, bien intégrés car catholiques et supposés proches culturellement, et les “mauvais immigrés”, les Africains en général et les Algériens en particulier, qui ne peuvent s’intégrer car soi-disant trop distants culturellement, est une opposition ancienne qui a en partie structuré la politique d’immigration française dans les années 1960 et 1970.
“L’immigré portugais qui s’intègre parfaitement”, construction d’une image fantasmée
Si la présence massive des Portugais en France apparaît aujourd’hui comme une évidence, c’est une immigration relativement tardive. Alors que l’immigration algérienne se développe significativement à partir des années 1910, l’immigration portugaise en France reste faible jusqu’à la fin des années 1950. L’arrivée massive de Portugais date des années 1957-1974 et connaît son apogée entre 1969 et 1971 où plus de 300 000 Portugais s’introduisent en France, irrégulièrement dans leur écrasante majorité. L’intensité de ce flux migratoire découle en partie de la tolérance active des autorités françaises vis-à-vis d’un flux migratoire pourtant illégal et s’appuyant, jusqu’au milieu des années 1960, sur des filières de passeurs. (...)
Alors que la France est en concurrence avec l’Allemagne de l’Ouest pour capter les immigrés des pays méridionaux, l’Etat s’inquiète peu de maîtriser ses frontières.
Comment expliquer cette tolérance des dirigeants français envers les Portugais illégaux ? Certes, l’économie française est en pleine expansion et a besoin de main d’œuvre mais la France peut facilement puiser ailleurs la main-d’œuvre dont elle a besoin, en Algérie notamment, grâce à la libre circulation établie par les accords d’Évian de 1962. En fait, ce “laisser-faire” des autorités françaises vis-à-vis de l’immigration portugaise irrégulière découle d’une logique “populationniste”. La plupart des dirigeants français voient dans les Portugais “la dernière des immigrations européennes et les personnes qu’elle concerne s’assimilent avec une rare rapidité“, selon les dires d’un conseiller de Pompidou.
Les dirigeants français de l’époque construisent ainsi une image de l’immigré portugais sur le modèle de celle, fantasmée, de l’immigré belge, italien ou espagnol, tous intégrés. Ils occultent ainsi totalement la xénophobie dont ces mêmes populations ont eu à souffrir et qui se sont manifestées, par exemple, lors des vêpres marseillaises en 1881 ou lors du massacre d’Italiens à Aigues-Mortes en 1893. (...)
L’un des principaux acteurs de la politique d’immigration de l’époque, Michel Massenet, est lapidaire : “Tandis que les travailleurs portugais s’adaptent et s’intègrent dans la société française, les Algériens sont toujours inassimilables”. Pourtant, les études sur l’immigration portugaise sont alors quasiment inexistantes. De telles affirmations reposent uniquement sur des stéréotypes ethniques et des idées préconçues.
Bidonvilles d’Algériens et bidonvilles portugais, deux gestions politiques (...)
Les “années de boue” des immigrés portugais marquées du sceau de la violence
Qu’en est-il enfin de la violence ? Selon Laurent Bouvet, il n’y “avait pas de relations de violence” dans le bidonville des Portugais de Champigny. En premier lieu, de violence vis-à-vis de qui ? Si les travaux de Colette Pétonnet nous invitent à ne pas tomber dans le misérabilisme lorsque nous évoquons les bidonvilles, de nombreux habitants de ces bidonvilles ont vécu leur installation dans ces lieux comme violente. La mémoire de ces “années de boue”– tout comme sa non-mémoire – est marquée du sceau de cette violence. D’autre part, les quelques observateurs qui ont pénétré dans les bidonvilles lors de ces années soulignent le sentiment de peur qui y régnait. Les Portugais – partis irrégulièrement et ayant souvent encore leur famille au Portugal – craignent les informateurs de la police politique salazariste : ils refusent de parler à ceux qui leurs sont étrangers, se cachent dans leurs baraques.
Lorsqu’en 1965, la préfecture de police de Seine a voulu connaître la population portugaise des bidonvilles, ces enquêteurs se sont confrontés au mutisme, à la peur et à des menaces. (...)
S’il ne faut évidemment pas généraliser à partir de quelques cas, il est fallacieux de présenter les bidonvilles portugais comme des lieux pacifiques que la police française quadrillait sans problème. (...)
L’histoire de l’immigration et des bidonvilles portugais est donc bien plus complexe que les stéréotypes véhiculés par Alexandre Devecchio et Laurent Bouvet. Leur propos est même marqué d’un cynisme certain. Finalement, l’expérience et le vécu des Portugais passés par les bidonvilles semble peu les intéresser. Ils ne cherchent en fait qu’à instrumentaliser une histoire qu’ils tordent et déforment pour l’utiliser dans leur volonté de stigmatiser d’autres immigrants et Français d’origine étrangère, principalement ceux provenant d’Afrique, que beaucoup affligent de tous les maux depuis plusieurs décennies. Or l’objet de l’Histoire ne doit pas être de donner des armes à ceux qui veulent diviser mais plutôt d’éclairer la réalité complexe d’aujourd’hui.