
Huit mois après le début du premier confinement, que sait-on du poids de l’épidémie, et de ses restrictions consécutives, sur l’état psychologique des Français ? Eléments de réponse avec le psychiatre Nicolas Franck, auteur d’une enquête et d’un livre sur le sujet.
Dès le 23 mars, Santé publique France a lancé l’enquête CoviPrev auprès de 2 000 personnes, afin de suivre leur état psychologique et l’évolution de leurs comportements dans un contexte inédit. Après une semaine de confinement, l’anxiété touchait 26,7% des personnes interrogées, contre 13,5% en 2017. Au 1er avril, la prévalence de la dépression atteignait 19,9%, soit le double d’une moyenne de près de 10%. Et jeudi 19 novembre, le ministre de la Santé a révélé que le numéro d’aide mis en place sur ces questions (le 0 800 130 000), géré par des associations, recevait "près de 20 000 appels par jour". (...)
Nicolas Franck (...)
Un événement aussi long, lourd et déplaisant est un stress majeur. Il y a la crise sanitaire en elle-même, le risque de mortalité que nous encourons, mais également le risque que nous nous sentions tous moins bien. Il n’y a pas, à ce stade, d’accompagnement de la population d’un point de vue psychologique et psychiatrique. Or, cette crise pourrait devenir une catastrophe psychologique. Trois éléments sont à prendre en compte aujourd’hui : la transmission du virus, à bloquer en priorité, les conséquences économiques, mais aussi l’impact sur notre santé mentale. (...)
J’entends peu de gens encore terrorisés par ce virus. Cette peur s’est estompée. Ce qui nuit davantage, à mon sens, ce sont les contraintes que l’on impose aux Français. L’enfermement, en privant la population de libertés, de lecture, de moments avec ses proches est bien pire psychologiquement. Le confinement est nécessaire pour limiter la circulation du virus, mais cela gêne beaucoup la population.
Le stress qu’elle a vécu au printemps était lié au bouleversement de son quotidien : les Français se sont retrouvés face à une épreuve qu’ils devaient surmonter. L’ensemble de la population a vécu un état de sidération, dû à la nécessité de reconstruire un quotidien (...)
La sidération mentale est un état temporaire de perplexité anxieuse, il s’agit du premier effet du stress. Avec le confinement, la personne perd ses repères spatio-temporels. Elle ne sait plus quels sont ses objectifs principaux au quotidien, car ces derniers sont bouleversés de l’extérieur.
Petit à petit, il est possible de surmonter cet état et de commencer à reconstruire ces repères. Mais si la pression continue de trop peser sur la population, un épuisement peut se produire. De premières manifestations sont par exemple le fait de penser à des choses négatives, de mal dormir ou de ne plus avoir d’appétit, d’être irritable et de se disputer avec ses proches... La personne peut ensuite développer un trouble anxieux ou un trouble dépressif. Dans le cas de l’anxiété, c’est la peur qui domine, l’impression que l’on ne va pas faire face : nous sommes submergés par des événements, nous imaginons le pire et les craintes sont quasiment permanentes. Pour les troubles dépressifs, une émotion de tristesse domine, l’impression de ne pas être capable d’affronter le monde.
Cet effondrement est de nature différente selon nos fragilités. (...)
L’étude de Santé publique France montre qu’après plusieurs semaines de confinement, l’anxiété et la dépression reculent. Or, le bien-être mental n’est toujours pas très bon. Ce mal-être est lié selon moi à l’incapacité de se projeter dans l’avenir. Vous n’êtes ni anxieux ni dépressif, mais vous n’êtes pas bien. (...)
Quant aux étudiants, ils sont les principales victimes collatérales du confinement. Ces jeunes sont déjà dans une période où ils construisent leur avenir. Leur futur professionnel et personnel n’est pas décidé. De nombreux facteurs fragilisants ont pu jouer contre leur bien-être pendant le confinement : une possible précarité financière, le fait de vivre dans une petite surface, loin de leurs parents, le fait de ne plus voir leurs amis... Les étudiants ont perdu leurs repères encore plus que les autres.
L’anxiété a dominé chez eux au cours du confinement. Et en étant seuls et désœuvrés, certains ont pu entrer dans une consommation d’écrans ou de drogues. (...)
Plus vous êtes âgé, plus votre bien-être mental est élevé. Les personnes âgées se sont senties protégées au cours du confinement. Une aisance financière et une surface d’habitation plus importante les ont également préservées. Globalement, les personnes de catégories socio-professionnelles supérieures, vivant dans une grande surface avec un accès à l’extérieur, en famille, et qui ont pu continuer à travailler et à se sentir utiles, ont été les plus préservées. Les personnes isolées, dans des logements plus petits et vivant dans une insécurité financière et sociale, ont été les plus touchées dans leur bien-être mental. Ce confinement a aggravé les inégalités habituelles – il a mis de la pression sur les gens les plus fragiles. (...)
De nombreuses personnes sont à la frontière d’un trouble moyen ou d’un trouble sévère, tant l’anxiété et la dépression sont fréquents. Des centaines de milliers de personnes pourraient franchir cette frontière. Nous allons forcément vers une catastrophe en termes de santé mentale. (...)
Le stress post-traumatique concerne aujourd’hui des proches de malades, comme la sœur d’un de mes patients – elle a vu son frère mourir chez elle, en l’espace de quelques heures. Il concerne aussi les patients sortis de réanimation, ainsi que les soignants qui travaillent dans ces services. (...)
Ces personnes vont potentiellement se sentir mal durant des années. C’est le principe même du stress post-traumatique – il s’inscrit dans la durée. Nous ne pouvons pas les laisser dans une détresse durable. (...)
La santé mentale doit être prise en compte comme une dimension importante de la crise. Il faut une écoute structurée de la population, une communication nationale sur le sujet, et que les structures de santé mentale soient aidées financièrement. Nous devons aussi former davantage de psychiatres.
Les gens ne vont pas forcément se plaindre, mais ils vont rester en souffrance, chez eux. Les personnes anxieuses et déprimées vont rester malheureuses : certaines se suicideront, d’autres seront dans une souffrance larvée, prolongée. C’est une catastrophe, et j’espère que nous l’éviterons.