
De janvier à juillet 2015, 340 000 migrants sont arrivés aux frontières de l’Union européenne, tandis que des milliers d’autres personnes disparaissaient en mer. Une situation inédite pour les pays européens, tentés de stigmatiser davantage ces réfugiés qui fuient le fondamentalisme islamique ou la répression des régimes autoritaires du Moyen-Orient, la pauvreté ou les sécheresses en Afrique. Sur les côtes italiennes, des villages ont choisi de leur ouvrir leur porte et d’organiser, tant bien que mal, leur accueil. Reportage à Riace, en Calabre, où un habitant sur cinq est un réfugié récemment débarqué. Si les conditions de vie y sont bien meilleures que dans les camps improvisés, tout n’est pas rose.
La fortune récente de Riace, modeste commune de Calabre, tout au sud de l’Italie, à quelques kilomètres de la mer Ionienne, est liée à deux naufrages. Le premier eut lieu durant l’Antiquité et porta vers ses côtes deux grands guerriers de bronze redécouverts en 1972. Parfaitement conservés, ils sont exposés aujourd’hui au musée national de la Grande-Grèce, à Reggio Calabria. Le second se produit en 1998, emmenant plus de 200 réfugiés kurdes sur la plage. À l’époque, les habitants se portent spontanément au secours des naufragés. Quelques années plus tard, en 2004, ils élisent pour maire Domenico Lucano, personnalité de la gauche alternative italienne. Il a fait de sa commune le « village d’accueil des migrants ». Il poursuit aujourd’hui son troisième mandat. (...)
« Riace, village d’accueil », peut-on lire sur le panneau d’entrée de la ville. Sur un autre, le mot bienvenue est écrit dans une dizaine de langues, dont une majorité sont non européennes. À intervalles réguliers, sur les trottoirs, on a disposé en lieu et place des bacs à fleur, de petits navires de bois portant chacun le nom d’un pays d’émigration : Irak, Érythrée, Cameroun, Guinée, Somalie, Côte d’Ivoire... Vers la gare, un écriteau énumère une vingtaine de nationalités présentes sur la commune. En réalité, avec 400 étrangers en accueil provisoire et un renouvellement constant, il y en a un peu plus. (...)
Le maire est sympathique, concèdent-ils, même s’ils ne l’ont vu qu’une seule fois. Mais les trois quarts des gens ici sont racistes, estiment-ils après six mois de vie locale. Et de raconter cette anecdote d’une dame qui les a poursuivis avec son vaporisateur dans le supermarché. Ce rejet-là, ils ne l’imaginaient pas lorsqu’ils ont quitté leur pays : « Jamais je ne conseillerais à quelqu’un de ma famille de faire ce que j’ai fait. »
Le maire, Domenico Lucano, est une star de la gauche alternative italienne et son aura a désormais largement dépassé les frontières. Ancien espoir national du football, étudiant en médecine devenu laborantin pour les établissements scolaires de la région, il a trouvé sa voie dans la carrière politique. En 2010, il a été parmi les dix maires du monde sélectionnés pour le World Mayor Award, qui récompense les maires qui servent le mieux leur communauté. Une autre édile du sud, Giusy Nicolini, qui œuvre elle aussi avec les migrants à Lampedusa, l’a été pour l’édition suivante, en 2014. Pour achever sa légende, Wim Wenders est venu tourner à Riace un moyen métrage qui a été présenté dans nombre de villes italiennes. Le maire d’une petite commune de 2400 habitants compte aujourd’hui parmi ses amis Laura Boldrini, l’actuelle présidente de la chambre des députés italienne, et ancienne porte-parole du Haut Commissariat des Réfugiés. (...)
Les journalistes affluent ici toute l’année. Domenico Lucano n’a guère de temps à leur consacrer. Au téléphone, il s’est même montré plutôt expéditif. (...)
Domenico Lucano commence son discours. Il apparaît nerveux, s’essuie le front à plusieurs reprises, comme si la prise de parole publique le plongeait dans un profond malaise. Il évoque sa culture politique, héritée de la gauche extraparlementaire des années 70, Lotta continua et Potere operaio (pouvoir ouvrier), son attachement pour l’écologie – il a mis en place un système de tri des déchets et surveille la pureté des eaux de littoral.
Mais il s’attarde surtout sur son travail d’accueil avec les migrants qui a permis de sauver son village d’une mort certaine. Comme il nous l’a répété quelques heures plus tôt, il insiste sur la « nécessité de faire le bien ». À son propos, sa cousine m’a même parlé d’un véritable « sacerdoce ». « La politique n’est pas faite de paroles mais elle doit donner l’exemple », conclut-il après un long discours. Le public applaudit, répondant comme il se doit à ce désir de sainteté laïque. Lors des échanges qui suivent, j’apprends qu’une dizaine de communes calabraises sont en passe de devenir à leur tour des « villages d’accueil ». Un échos à la vieille utopie marxisante de l’Algérie postcoloniale : « L’industrie industrialisante » ou comment l’on a pensé un temps transformer un pays en bâtissant des usines en plein désert.
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Dans les rues du village, des fresques dénoncent les méfaits de la mafia locale, la ’Ndranghetta, qui est allée jusqu’à tirer sur la façade de la maison du maire en 2009, puis à empoisonner le chien de son fils. Mais la famille ne s’est pas laissée intimider. Le village désert prend par endroits des airs de centro sociale, comme on appelle ici les lieux occupés par la gauche alternative. De temps en temps, des troupes de théâtre viennent pour y répéter, m’explique-ton. Des boutiques d’artisanat traditionnel, calabrais et international, sont apparus ici ou là. Mais la clientèle est inexistante, l’été compris, et la plupart ont porte close.
Une bonne proportion de logements sont vides et tombent en ruine, habités par des chats d’une maigreur cadavérique. Sur le trottoir, un vieux paysan vend quelques fruits et légumes pour un prix dérisoire. À l’arrêt de bus, je converse un temps avec un père de famille originaire de Gambie. Il est ici depuis près d’un an, avec femme et enfants. « Ici les gens sont gentils. Ici personne ne te frappe, personne ne te vole », répète-t-il avec un air d’une infinie tristesse. Il n’a pas de travail, lui non plus. (...)
Les hommes seuls sont confinés dans la ville basse et ils n’ont pas plus de tendresse pour le lieu que les deux jeunes rencontrés à mon arrivée. « Pour faire du stop, tu as la peau assez claire. Mais nous, personne ne nous prend. Sauf les femmes. Les hommes ici sont racistes, mais pas avec les femmes, étrangement. » Tous se plaignent de l’absence de perspectives. Même les rares travaux saisonniers ne s’obtiennent que par le bouche à oreille. Alors les migrants n’attendent que leurs papiers pour poursuivre vers les grandes villes du centre ou du nord, ou pour tenter leur chance ailleurs. La plupart sont francophones et ne voient guère d’intérêt à demeurer en Italie. (...)
La plupart n’entrent pas dans les critères des demandeurs d’asile, et ils devront attendre plus d’un an avant d’être en règle, avec l’obligation de revenir dans la région pour renouveler leur permis. De tout le groupe, le seul à parler réellement l’italien est un Somalien qui a grandi en Suisse, a été condamné, puis a quitté le pays après avoir purgé sa peine. Je ne parviens pas à comprendre s’il bénéficie ici du même statut que les autres. Un autre finit par me dire : « Ici, on est comme en prison. »
Avant de quitter le village, je rencontre devant l’antenne municipale de Riace Marina deux employées de mairie qui militent pour l’opposition. Elles accusent le maire de faire du clientélisme, et de donner du travail aux amis, à la famille. Je leur fais remarquer qu’elles n’ont pas l’air d’avoir perdu le leur. « Regardez-les, ces Africains, ils passent leur journée ici, ils ne font rien. Ils font leurs affaires, nous les nôtres, on ne vit pas ensemble. » Leur candidat, me disent-elles, arrêtera toute aide aux migrants dès qu’il sera élu. Et donnera-t-il du travail à ses amis ? « Bien sûr », répondent-elles en chœur et sans malice, heureuses de ma juste compréhension des lieux, et de leurs transparents idéaux politiques.