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Cédric Herrou : “Je voulais juste mettre des personnes à l’abri, et je ne le regretterai jamais”
Article mis en ligne le 25 novembre 2020
dernière modification le 24 novembre 2020

Aujourd’hui, Cédric Herrou, le paysan de la vallée de la Roya devenu célèbre pour avoir hébergé des migrants et en avoir aidé certains à franchir la frontière franco-italienne. À l’occasion de la sortie de son livre “Change ton monde”, il revient sur ses années de combat, auquel rien ne l’avait préparé.

Son catogan, son visage bronzé, ses petites lunettes et son accent du Sud ont fait le tour de la France, et au-delà. Une silhouette devenue familière au fil des images tournées dans la vallée de la Roya (Alpes-Maritimes) ; sur la route où il accompagnait, à pied, des dizaines d’exilés pour s’assurer qu’ils puissent déposer leur demande d’asile à la préfecture. Ou encore, entouré de nombreux militants de l’hospitalité, sur les marches des tribunaux où il fut jugé plusieurs fois. Quatre ans après ses premières apparitions médiatiques, redevenu paysan à Breil-sur-Roya, Cédric Herrou, 41 ans, a publié en octobre Change ton monde. Un titre inspiré par sa mère, qui lui conseillait l’humilité et, avant de vouloir changer le monde, d’essayer de changer le sien. Préfacé par l’écrivain J.M.G. Le Clézio, engagé en faveur de l’accueil des étrangers, le livre raconte des années de combat auxquelles rien — ni militantisme, ni idéologie, ni engagement politique — n’avait préparé Cédric Herrou, agriculteur plutôt solitaire. Rien, sinon son lieu de vie : une vallée enclavée entre France et Italie, où la frontière, en pleine montagne, est aussi invisible que dangereuse. (...)

Quelles sont les nouvelles de votre vallée, dévastée par la tempête Alex le 30 septembre, et comment les exilés ont-ils vécu cet épisode ?
Un mois et demi après Alex, plusieurs villages sont toujours bloqués, comme Tende ou La Brigue. Routes et ponts sont en cours de réparation mais tout est très précaire, les lignes téléphoniques refaites sont posées par terre ou accrochées dans les arbres, par endroits il n’y a toujours pas d’eau potable. C’est une situation assez ahurissante… Quant aux exilés, ceux qui restent ont élu domicile dans la vallée, il n’y a presque plus de gens de passage. Quand certains arrivent encore, comme cinq personnes récemment, nous les accueillons et les aidons à déposer leur demande d’asile, mais on est clairement sorti de ce qu’on a appelé la « vague migratoire » de 2015-2016. Depuis dix-huit mois, les politiques migratoires en mer Méditerranée et en Italie ont tari les arrivées, et ceux qui continuent de passer prennent davantage le train ou la route. (...)

Pendant la tempête, il y a forcément eu des victimes, sans qu’on sache combien puisque personne ne cherche à identifier ces morts sans papiers. (...)

La vallée de la Roya a-t-elle une tradition d’hospitalité et de solidarité ?
Comme toutes les zones frontalières, cela fait partie de son histoire. La frontière est une notion relative : certains villages italiens sont devenus français après le référendum italien de 1946 [qui abolit la monarchie et instaure la République, ndlr]. Notre culture est mêlée : d’un côté comme de l’autre, nous buvons la même eau, nous cuisinons les mêmes plats, nous avons les mêmes coutumes. La montagne, comme la mer, est un lieu dangereux, donc un lieu d’entraide. Cette tradition a d’ailleurs fonctionné à plein après les intempéries. Mon action en faveur des exilés a dérangé ou interpellé l’opinion publique, les médias et les responsables politiques, mais elle n’est pas différente de celle du Secours catholique, des centres d’action sociale ou des associations… Ce que j’ai fait, plein de gens le font ailleurs. Je n’ai pas agi par idéologie : j’ai vu des familles avec des enfants, épuisées au bord de la route, et je les ai fait monter dans ma voiture. Si vous faites la même chose à Paris, personne ne vous embêtera. Mais moi, je vis près d’une frontière, qui par ailleurs est censée ne plus exister depuis la création de l’espace Schengen… Du coup, j’ai été accusé d’être un passeur. J’ai fait onze gardes à vue, subi cinq perquisitions, les forces de l’ordre ont placé des balises GPS sur mes véhicules, les gendarmes ont surveillé ma maison pendant des mois, j’ai reçu des menaces de mort… J’ai été en procès de multiples fois mais je n’ai jamais été condamné (1). C’est bien que je ne faisais rien d’illégal, sinon, croyez-moi, ils ne m’auraient pas raté !
“Je n’ai fait qu’appliquer les principes de base enseignés par mes parents : l’entraide, la solidarité.”

Comment analysez-vous la violence de ces attaques ?
Nous agissions, mais surtout nous dénoncions. Nous disions, haut et fort, que des adolescents mineurs n’étaient pas pris en charge, et cela, c’est illégal. Que des gens étaient renvoyés en Italie sans avoir pu déposer une demande d’asile, et cela aussi, c’est illégal. Chaque procès a mis en lumière le non-respect de la loi par l’État. Ces procédures à répétition ne sont toujours pas finies : je suis encore mis en examen, une affaire doit de nouveau passer en cassation (1). Tout cela alors que des tas de gens attendent pendant des années que la justice ait le temps de s’occuper d’eux…

Qu’est-ce qui, dans votre parcours, vous a prédisposé à jouer ce rôle ?
Pas grand-chose… sauf peut-être mon histoire familiale. Ma grand-mère maternelle était allemande, elle a essayé d’échapper à la Gestapo, et s’est retrouvée stigmatisée comme « boche » alors qu’elle avait été enfermée par les nazis et libérée par les Américains. J’ai aussi des ancêtres italiens, venus en France pour fuir la pauvreté. J’ai toujours eu la conscience aiguë de qui je suis et d’où je viens : le fruit d’un mélange et de l’hospitalité de la France. Je n’ai fait qu’appliquer les principes de base enseignés par mes parents : l’entraide, la solidarité. Comme tout le monde ! Prête tes affaires, apprends à partager, fais attention aux autres : c’est bien ce qu’on dit aux enfants, non ? Imaginez qu’à l’école on empêche les mômes de partager leur goûter avec des enfants sans papiers, tout le monde serait horrifié. Pourtant, c’est exactement ce qu’on demande aux adultes : ne les aidez pas, ne les regardez pas. L’accueil, la solidarité et le respect des droits de l’Homme, ce n’est pas ma morale ou celle de ma mère, c’est celle de mon pays. (...)

Je le répète, si j’ai fait onze gardes à vue sans être condamné, cela signifie bien qu’il est en réalité possible, et même légal, d’offrir son assistance. (...)

Au fond, avez-vous vraiment dérangé les pouvoirs publics, ou les avez-vous au contraire arrangés en remplissant un rôle à leur place ?

Je ne sais plus quoi penser. Normalement, un service étatique suit des directives ministérielles. Je ne sais pas, et je ne saurai jamais, ce que dictaient ces directives. Ordonnaient-elles de lutter contre l’immigration à tout prix, quitte à bafouer la loi ? On peut le soupçonner, en constatant que le préfet des Alpes-Maritimes de l’époque [Georges-François Leclerc, ndlr], condamné à de nombreuses reprises pour violation du droit d’asile, n’a pas été viré mais au contraire promu en Seine-Saint-Denis… Ou en voyant cette consigne, aperçue par une députée en 2018 dans les locaux de la police de l’air et des frontières de Menton : « Si presse sur place, pas d’embarquement de mineurs dans les trains pour Vintimille. » (...)

Quels souvenirs gardez-vous de vos passages en garde à vue ?

J’ai eu peur quelquefois, notamment à Cannes, où les policiers se revendiquaient d’extrême droite. Mais le plus souvent, le moment se passait assez bien, il m’est même arrivé d’avoir du café et des croissants le matin… Cela reste toutefois une épreuve, les locaux sont immondes, il y a du sang et de la merde sur les murs, c’est violent. Une garde à vue, c’est surtout fait pour humilier, et c’est très efficace. (...)

Dans un pays où la gauche me fait penser à un surfeur sur une mer plate, qui ne fait qu’attendre les vagues créées par la droite pour les prendre, nous avons fait notre propre vague (...)

Après de multiples procès, le Conseil constitutionnel a consacré le 6 juillet 2018 le « principe de fraternité ». Cette décision inédite vous a-t-elle rendu fier ?
Je suis un paysan, je suis fier si je fais de belles tomates. Ce n’est pas mon monde, mais on m’a dit que c’était un événement… Je suis fier évidemment de ce qu’on a fait ensemble, tous les bénévoles et moi. Et comme j’ai un côté revanchard, je suis fier aussi d’avoir gagné contre ceux qui nous attaquaient, sur leur terrain et avec leurs armes, car ce n’est pas moi qui suis allé au tribunal le premier ! Je vois cela comme une leçon sur ce qu’est la France, et ce que siginifie concrètement sa devise : « liberté, égalité, fraternité ». On ne peut être fraternel que si on est libre d’agir, et on ne peut être fraternel qu’entre égaux ; sinon, il s’agit de charité, pas de fraternité. (...)

C’est souvent l’ignorance qui produit la peur. Je crois profondément que la précarité rend fou, qu’elle expose au bourrage de crâne des idéologues. Pourquoi en France y a-t-il des jeunes qui n’ont rien à perdre, pour qui Daech est la seule porte qui s’ouvre ? Nous devons nous poser cette question, mais voir l’étranger comme une menace est un piège absolu : après tout, il y a 8 milliards d’étrangers pour 70 millions de Français ! Tout le lien social, les mains tendues, le ciment des vies ensemble, c’est de la lutte contre la pauvreté, la solitude. Donc de la lutte contre la violence. Et contre le terrorisme.