
A quelques kilomètres de Calais, parqués dans un bidonville, des milliers de réfugiés continuent de vivre dans des conditions indignes d’un pays riche. La frontière vers le Royaume-Uni est devenue infranchissable.
En six mois, vingt-deux migrants sont morts en essayant de la passer. Au sein du bidonville, jeunes militants européens et associations humanitaires tentent de subvenir aux besoins les plus indispensables, en particulier auprès des enfants et des femmes enceintes. Quand la nuit tombe, les tabassages de migrants isolés par des groupes d’extrême droite se multiplient, malgré la présence massive des forces de l’ordre. Reportage sur une situation honteuse pour la France. (...)
La new jungle, faut-il dire, a pris des airs de village. Ministre de l’Intérieur et municipalité ont eu beau jeu d’évacuer les squats du centre-ville et de créer une sorte de sous-banlieue lointaine pour cette « richesse culturelle » que sont les réfugiés – la formule est de Natacha Bouchart, maire Les Républicains de Calais, qui n’en est plus à une contradiction près. L’État a par ailleurs méticuleusement clôturé la frontière pour le compte de l’Angleterre et fait venir 400 CRS pour encercler le bidonville. (...)
Le nombre de migrants présents dans le purgatoire de Calais a été multiplié par dix en un peu moins de deux ans. Il y a un mois, la population s’élevait à quelque 6000 habitants, dont beaucoup ne cherchaient pas ou plus à traverser la Manche : ils n’avaient tout simplement pas d’autre lieu où aller. (...)
Depuis un mois, l’État fait campagne pour qu’une partie des migrants partent de leur plein gré dans des « centres de répit », procédant par ailleurs à des rafles massives, à l’aveugle, pour des envois en centres de rétention. La population est ainsi redescendue à 4500 personnes, ce qui, en l’absence de solutions durables, n’est qu’un vulgaire pis-aller. (...)
Vingt-deux migrants morts depuis six mois
Quoi qu’il en soit, la situation est devenue critique. Coincé entre l’autoroute et des riverains excédés, pour le plus grand plaisir des journaux télévisés, le bidonville est assez loin du centre pour couper tout contact avec la population et alimenter les fantasmes. Les infrastructures sont inexistantes : quelques robinets d’eau froide, quelques toilettes chimiques, quelques fragments de rue dans la lande que l’on a empierrés, le reste se changeant en une glaise épaisse et collante à la moindre pluie.
Des groupes électrogènes alimentent les négoces et les rares locaux collectifs montés par quelques dizaines de militants vivant dans le camp. Les autres, au mieux, s’éclairent et se chauffent au bois, avec des réchauds à gaz, des bougies. Les incendies sont fréquents (...)
Certaines nuits tournent à l’affrontement, la police bombardant le camp à coups de grenades lacrymogènes, plongeant une bonne part de ses habitants dans une complète insomnie. On a compté plusieurs blessés graves ces dernières semaines au cours de ces nuits de tension. Le 4 décembre, Youssef, un Soudanais de 16 ans, a été tué sur l’autoroute, renversé par une voiture. Il est le vingt-troisième mort depuis le début de l’année sur cette frontière, le vingt-deuxième depuis juin. (...)
À cela s’ajoute, m’explique Philippe Wannesson du blog Passeurs d’hospitalités, une suite de neuf agressions de migrant isolé aux abords du camp selon un mode opératoire précis, méthodique, presque un rituel : une voiture noire ou grise s’arrête à la hauteur du marcheur, des hommes en descendent, le passent à tabac sur place ou l’aspergent de gaz lacrymogène avant de le frapper dans le véhicule. À chaque fois, la victime est laissée agonisante au bord de la route. Les agresseurs sont bien plus organisés que ceux qui jusque-là avaient été très vite arrêtés par la police.
L’année dernière, l’hostilité contre les migrants avait donné lieu à la naissance d’un groupuscule d’extrême-droite, proche des mouvements identitaires, « Sauvons Calais ». Son jeune leader, qu’on peut voir au choix photographié avec Marine Le Pen ou torse nu arborant des tatouages explicites, avait bénéficié d’emblée d’une large couverture médiatique. Jugé peu présentable, ce mouvement s’est doublé d’une mobilisation plus large, aux allures plus modérées, « Les Calaisiens en colère », en lien ouvert cette fois avec des personnalités locales du Front national, et fort d’une centaine d’adhérents. Chaque jour, les bénévoles des associations qui travaillent dans le camp se font insulter sur leur route par les automobilistes. Le centre ville s’est fermé aux migrants : piscine et bibliothèque ont changé leur règlement intérieur pour leur en empêcher l’accès. (...)
L’arrivée massive de CRS n’a fait que renforcer un état de siège, sans assurer la sécurité des migrants à l’intérieur comme à l’extérieur du bidonville. Non contente d’avoir changé camps et squats disséminés aux abords de la ville en une vaste zone de non-droit pratiquement hors de vue des habitants, la maire Natacha Bouchart en appelle désormais régulièrement à l’armée. À l’intérieur, les tensions inter-communautaires tournent parfois à l’affrontement. Les clivages réapparaissent entre sunnites et chiites. Passeurs, profiteurs et propagandistes imposent un contrôle diffus, insaisissable. Sur la route qui mène aux centre-ville, les affiches de campagne pour Marine Le Pen prolifèrent. Personne n’ose plus les arracher.
Le ministère de l’Intérieur s’est quant à lui contenté de faire précéder l’existence du « sous-camp d’état », comme l’a nommé Pierre Henry, directeur de France terre d’asile, d’un centre d’accueil de jour géré par une association non spécialisée, La vie active, faisant elle-même appel à des sous-traitants. Elle a remporté l’appel d’offre pour distribuer 2500 repas par jour, que les migrants doivent consommer debout, après avoir fait la queue pendant trois-quart d’heure sous des préaux battus par le vent. L’accès en est fermé aux visiteurs. Lors de la venue officielle d’un groupe de députés européens, la chargée de communication me prévient : « Vous ne pouvez photographier que la délégation, pas ce qui se passe ici »... (...)
Le fonctionnement du centre interroge les membres des associations qui travaillent depuis longtemps à Calais, comme Salam et l’Auberge des migrants. Elles se retrouvent à gérer la quasi totalité des besoins en l’absence ou presque de subventions publiques et un recours aux dons privés qui ne suffit pas au nécessaire. Les autorités, loin de leur favoriser l’accès au camp, verbalisent les véhicules contraints de se garer sur le chemin des Dunes. Médecins du monde et Médecins sans frontières ont uni les efforts pour faire face à une situation sanitaire désastreuse, ajoutant les services d’une psychologue et d’une antenne de Gynécologues sans frontières. Jusque là, les femmes enceintes – une centaine sur les lieux – ne disposaient d’aucun suivi. (...)
En compensation du « préjudice économique causé par le flux migratoire », la ville de Calais a reçu 50 millions d’euros, dont une partie ira au parc d’attraction « Heroic land », dont l’ouverture est prévue en 2019. (...)