
Ce ne sont plus seulement des murs et des grillages qu’on édifie aux frontières de l’Europe. La Commission européenne et les industriels de la sécurité rêvent de « frontières intelligentes » – les Smart borders : une multitude de fichiers et d’appareils de contrôles automatisés et interconnectés, capables de suivre chaque individu.
L’objectif ? La lutte anti-terroriste et le refoulement des migrants. Mais ces dispositifs dont l’efficacité reste à prouver risquent de gréver les finances publiques, tout en menaçant les libertés et la vie privée si, demain, certains Etats décident de passer du contrôle de chacun à la surveillance de tous. Enquête.
En matière de politique sécuritaire, le moins qu’on puisse dire est que l’Union européenne et ses États membres ne manquent pas d’idées. Les frontières de l’UE sont régies par pléthore de dispositifs et autant d’obscures acronymes. Le SIS, système d’information Schengen, réunit les données des individus recherchés ou disparus. Le VIS, système d’information sur les demandes de visa, ou encore, Eurodac, pour la gestion administrative des demandes d’asile...
Le 14 avril 2016, le Parlement européen a décidé d’allonger cette liste, en adoptant le Passenger name record, ou PNR. (...)
« Projets mégalomaniaques »
Une fois interconnectés, ces systèmes d’information constitueront autant de mailles d’un même filet de contrôle et de surveillance des individus. Un filet, en lieu et place de murs, qui cherche pourtant à remplir la même fonction : remédier aux difficultés européennes face à deux crises majeures : la menace terroriste et la crise migratoire. « Le partage des informations relie les deux. Nos garde-frontières, autorités douanières, policiers et autorités judiciaires doivent avoir accès aux informations nécessaires », a ainsi précisé Dimitris Avramopoulos, commissaire européen pour la migration, les affaires intérieures et la citoyenneté, lorsqu’il a dévoilé le texte sur les Smart borders en avril dernier. (...)
La Commission ne cesse de promouvoir cette idée de « frontières intelligentes », malgré la réticence de certains parlementaires. « Nous avons déjà voté non une première fois contre le PNR et les Smart Borders car nous étions sceptiques face à des projets mégalomaniaques tant sur le plan budgétaire que sur celui d’une collecte massive des données, réagit Sophie In’t Veld, la vice-présidente néerlandaise de l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe. Pourtant, ces textes reviennent sur la table, avec une pression de certains États membres pour les faire voter. »
Les industriels dans les starting-blocks
La France n’est pas la dernière à jouer des coudes pour faire aboutir ce dossier. (...)
Si ce système n’est pourtant qu’à l’état de projet, l’appel aux géants de la défense est lui déjà lancé. « Pour améliorer la sécurité européenne, nous avons besoin de stimuler nos industriels ! », clame Armand Nachef, du point de contact national du programme européen de recherche Horizon 2020, le 17 novembre au Bourget. Ce représentant du service public s’adresse alors aux entrepreneurs présents au salon de la sécurité intérieure Milipol, où armes, drones, caméras, équipements de maintien de l’ordre et autres gilets pare-balles sont exposés.
Au menu : reconnaissance par l’iris, faciale ou digitale (...)
Des multinationales à la fois juges et parties
Certains chercheurs et ONG pointent du doigt le rôle plus discret joué par certaines entreprises consultées par la Commission. Dans le groupe de conseils du programme de recherche FP7, on comptait des représentants des grandes entreprises de la sécurité, dont Morpho et Thalès. « Trop souvent, on se rend compte que les projets sélectionnés sont coordonnées par des entreprises qui sont également dans les groupes de conseil censés donner leurs avis sur les projets reçus, ou sur les orientations à donner aux politiques de sécurité ! En mettant les sommes bout à bout, ces entreprises touchent des milliards de la Commission », regrette Stéphanie Demblon, membre d’Agir pour la paix, qui pose la question des conflits d’intérêts.
Stéphanie Demblon propose des lobby-tours à Bruxelles, et montre ainsi aux citoyens curieux les bureaux que les grandes entreprises de la défense et de la sécurité ont installés dans le quartier des institutions européennes. « La Commission justifie ce recours aux entreprises en disant qu’elle n’a pas les experts nécessaires et que les représentants de ces groupes en sont. Donc pourquoi s’en priver ? », ajoute-t-elle avec dépit.
Une utilité remise en question
Ces investissements dessinent-ils les contours d’une Europe plus sûre ? Beaucoup en doutent. (...)
Pour la Cimade, association française spécialisée dans les droit des étrangers, le système des Smart borders risque, de surcroît, de créer une discrimination entre les différentes catégories d’étrangers. « L’Europe facilitera le passage des voyageurs à faible "risque migratoire", c’est-à-dire ceux venant de pays riches », analyse Gipsy Beley, porte-parole de la Cimade. (...)
Protéger les données personnelles
Autre inquiétude : le respect des nombreuses données ainsi collectées sur les citoyens. Comment seront-elles utilisées ? Où vont-elles être stockées ? Pour combien de temps ? En s’opposant une première fois au Passenger name record (PNR) et aux Smart borders, le Parlement a bien fait comprendre à la Commission qu’il ne voterait pas ces textes tant que des réponses précises à ces questions ne seraient pas apportées.
Concernant le PNR, deux strictes conditions étaient posées : qu’il soit voté en parallèle d’un ensemble de textes favorables à la protection des données, et qu’il soit équilibré entre lutte contre le terrorisme et protection de la vie privée. La Commission est ainsi revenue avec un « Paquet protection des données », que le Parlement a ensuite validé. Au lendemain du vote, le groupe Sociaux-démocrates s’est réjoui dans un communiqué d’avoir « veillé à renforcer les droits des internautes (...) Droit à l’effacement, voies de recours, informations sur la façon dont les données sont traitées, encadrement des transferts de données des Européens vers les pays tiers, possibilités de profilage strictement limitées, sanctions en cas de non-respect des règles. » Néanmoins, comme le concède le député Emmanuel Maurel, si le texte est censé apporter des améliorations, « il faudra retravailler sur cette thématique, car la protection de la vie privée est aujourd’hui un véritable casse-tête ».
Vers un « système pan-européen de surveillance » ? (...)
a base d’information sur les voyageurs sera énorme, allant de leurs déplacements dans l’espace Schengen à leurs données biométriques, le tout pouvant être – en fonction du vote des députés – accessible par les polices nationales, Europol et Frontex ! Au risque de mettre en place une « société qui ne fait pas très envie », avertit le député socialiste Emmanuel Maurel. Lors du vote du texte sur les Smart borders d’ici la fin de l’année, le Parlement européen résistera-t-il à nouveau ?