
Un Brexit dur plongerait-il l’Europe dans le chaos ? La défense française en pâtirait-elle ? Quelles menaces pèseraient alors sur l’Irlande ? L’analyse du docteur en géopolitique Frédéric Encel.
(...) Je pense que pour l’instant, Boris Johnson n’a pas fait montre de la plus simple responsabilité politique. Par définition, lorsqu’on parle de stratégie on parle de rationalité, d’intérêt bien compris, de mise en œuvre des moyens dont on dispose pour parvenir à un objectif précis. Or depuis la campagne du référendum, Johnson, qui à l’origine n’était pas nécessairement pour le Brexit, a démontré que pour prendre le pouvoir il était prêt à suivre n’importe quelle stratégie, c’est-à-dire... à ne pas en développer une de cohérente ! La manière dont il est parvenu au pouvoir illustre cela de façon éclatante, ainsi que la manière dont il gère ce pouvoir depuis. (...)
Les conditions de son arrivée au pouvoir sont elles aussi particulières...
Oui, ce sont des conditions totalement démocratiques mais démocratiques au sens où les institutions britanniques permettent cette arrivée au pouvoir, mais au fond il n’a été élu que par quelques dizaines de milliers de personnes et dans un cadre ultra-partisan. Tout cela est lié à un problème institutionnel majeur qu’il faudra bien régler et qui le sera certainement. Il faut rappeler que jamais ce cas de figure ne s’était présenté : une initiative référendaire (certes constitutionnelle mais traditionnellement non prioritaire par rapport aux votes des représentants de la nation) dont le résultat fut la conséquence d’un nombre incalculable de mensonges et de fake news, y compris de la part de Boris Johnson. Et puis, ensuite, l’incapacité de la Chambre à se mettre d’accord sur les conditions du Brexit. C’est un cas de figure unique. (...)
On nous annonce souvent le chaos mais que doit-on réellement attendre d’un éventuel Brexit dur, sans deal ?
Pour des pays aussi développés que le Royaume-Uni et ceux de l’ouest de l’Europe, on ne peut pas parler de chaos. Les mots ont un sens. Le chaos existe en ce moment dans d’autres régions du monde et c’est tout autre chose ! Il pourra y avoir de provisoires difficultés infrastructurelles et d’approvisionnement ici ou là, et sans aucun doute un coût budgétaire très important pour l’Angleterre. Mais tout dépendra aussi de la politique américaine vis-à-vis de Londres. Trump, qui est le nouvel « ami » de Johnson, peut organiser une sortie fracassante avec un accord de libre-échange et des prêts généreux. (...)
La France en subira-t-elle aussi les conséquences ?
Oui, politiquement cet épisode est extrêmement négatif pour l’Europe et la France. Je pense même que cela doit inciter notre pays à conserver précieusement son appareil industriel de défense. En Europe, la France et le Royaume-Uni constituent des puissances globales, notamment sur le plan militaire. Et puisque cette alliance risque désormais de se déliter, l’outil de défense français peut être menacé, surtout avec la volonté intégratrice actuelle. Il y a donc un risque accru que la France s’affaiblisse et devienne orpheline d’une vraie souveraineté de défense, qui plus est avec le départ des Britanniques. (...)
Pour l’Irlande en tout cas, il existe une réelle menace d’un retour à une forme de chaos, et cette fois-ci le mot serait bien choisi. Les accords de paix sont très récents et donc fragiles, et les poussées nationalistes n’aident pas. Sur le plan purement économique, on peut toujours s’arranger, même en rétablissant une frontière : tout cela relève de la négociation. Mais c’est beaucoup moins évident pour le politique, l’identitaire. Là encore, il faut penser aux signaux qui seront alors envoyés selon la façon dont l’Europe traite la question irlandaise, et qui peuvent être très négatifs à l’encontre des nations en voie de démocratisation, au Maghreb par exemple. Un signal négatif également envoyé à la Chine qui pourra alors imaginer détricoter l’Europe tranquillement, en usant d’outils purement économiques. Ce qui va se passer à la frontière irlandaise va constituer un test géopolitique très important dont les conséquences risquent d’être planétaires. Imaginez un rétablissement de la frontière avec des bunkers des deux côtés... Il s’agira d’évaluer la capacité qu’ont les États démocratiques à s’entendre en dépassant leurs querelles économiques. Tout l’enjeu est là et c’est fondamental.